Il continua à tirer sur sa cigarette en regardant Mariposa faire les cent pas. Kris finit par s’essuyer les yeux. Renifla. Se maîtrisa.
« Et elle ? demanda-t-il en montrant la caravane où avait disparu Nadine.
— Je ne la connais pas tellement. Elle était déjà là à mon arrivée. Toi aussi, hein ? » La question s’adressait à Mariposa, qui acquiesça. « Si tu veux mon avis, ça fait un sacré bout de temps qu’elle est là. Un jour, elle a voulu coller un pain à Aggie. Ils ont réagi super vite, Joe et lui. La révolution n’a pas duré. Elle a dû essayer deux, trois fois.
— Au moins, intervint Mariposa.
— Et celles qui sont parties tout à l’heure, vous les connaissez ? interrogea Cohen.
— Pas tellement, répondit Kris.
— Moi non plus », ajouta Mariposa.
Il jeta son mégot d’une pichenette. Des gouttes de pluie dispersées tapotèrent la boue rouge.
« Ça ne s’arrêtera jamais », dit Kris.
Elle tendit la main à Mariposa, qui l’aida d’une traction à s’extirper de sa chaise puis la soutint jusqu’à sa caravane. Sous une pluie éparse.
Cohen but une autre bière, tira un pistolet d’une de ses poches et se leva. Un peu ivre. Il s’éloigna du feu en boitillant pour s’approcher dans le noir de la bétaillère à laquelle était attaché Aggie.
« Dis-moi, tu veux vivre ou mourir ? »
Les yeux du prisonnier lui étaient invisibles, en raison de sa position : peut-être dormait-il. Cohen lui reposa donc la question, en le menaçant cette fois de son arme.
Pas de réponse. Pas le moindre mouvement. Le vent avait forci, la foudre sévissait au sud. Le corps mollement affalé contre la bétaillère semblait inanimé, brisé. Sa tête pendait lourdement en avant. Si quelqu’un libérait Aggie, sans doute s’effondrerait-il à terre pour ne plus jamais se relever.
Cohen baissa son pistolet. Considéra un moment le vieillard puis pivota, prêt à repartir. Ce fut alors qu’Aggie releva la tête.
« J’allais te poser la même question. » Cohen s’arrêta, se retourna. « Il y a dix, quinze ans, une nuit, ça y allait vraiment, chuchota le prisonnier dans le noir. C’était l’été. Il faisait une chaleur d’enfer, en pire. » Sa voix, puissante quoique basse, évoquait un moteur bien réglé. « Le serpent à sonnette était brûlant. Je crois que je n’en ai jamais eu de plus gros. Il me rampait partout dessus. L’orgue ronflait, les gens braillaient, ils s’agitaient, ils disaient Amen, Dieu tout-puissant, ce genre de choses, et puis un des fidèles s’est levé au fond de l’église. Avec son fils. Je ne les avais même pas remarqués. Il s’est levé, il est passé entre les chaises, il est venu tout devant. Il portait le gamin. Huit, neuf ans. Ils n’ont pas dit un traître mot. Le mec est juste resté planté sous mon nez en attendant que je le voie et que j’arrête. L’orgue aussi s’est arrêté, l’agitation, la danse, les gens sont juste restés plantés là, tous, à attendre que les deux nouveaux disent quelque chose. Et quand le type a enfin ouvert la bouche, tu sais ce qu’il a dit ?
— Oui, je sais.
— Moi aussi, je savais. On savait tous. Il a dit : Soigne mon fils. Pose les mains sur ses jambes. Elles n’ont jamais vraiment fonctionné, les médecins disent qu’elles ne fonctionneront jamais, mais pose les mains sur lui et laisse le Seigneur le soigner. Laisse le Seigneur le guérir. Pose les mains sur lui. »
Aggie s’interrompit. Toussa. Cohen attendit.
« Il régnait un tel silence. On entendait la sueur couler goutte à goutte par terre, littéralement. J’avais fait des tas de conneries. Des tas. Mais je n’avais jamais joué les guérisseurs, je ne m’étais jamais mêlé de ça, je ne voulais pas. Et voilà qu’il me demandait de faire une imposition des mains devant mes fidèles. De laisser la puissance divine me transcender pour soigner les jambes de son fils et lui permettre de marcher. »
Le vieillard s’interrompit, une fois de plus. Sa tête retomba en avant.
« Alors ? » s’enquit Cohen.
Aggie releva la tête.
« Alors j’ai rangé le serpent dans sa boîte. J’ai dit à l’organiste de jouer en sourdine et aux gens de lever les bras en l’air et de prier pour le malade. J’ai enlevé ma chemise, je me suis essuyé la figure, j’ai fait mine d’invoquer l’Esprit-Saint comme du fin fond d’un puits obscur, j’ai empoigné les jambes du gosse et j’ai prié à la folie. J’ai fini par les lâcher, quand je n’en pouvais plus. J’ai regardé le père, j’ai regardé le fils, j’ai tourné les talons et je me suis enfui par la petite porte. Je ne me suis arrêté qu’à trois, quatre kilomètres, je suis entré dans un rade, et je me suis rempli de Jack Daniel’s jusqu’à ce qu’on me sorte avec les poubelles. »
Son histoire terminée, Aggie poussa un grand soupir. Cohen regarda autour de lui dans le noir en faisant passer son pistolet d’une main dans l’autre. Le vent qui lui soufflait au visage rejetait ses cheveux en arrière ; la pluie lui coulait dans les yeux et sur les joues.
« Je n’y pouvais rien. Pas moyen de bluffer. De tricher. J’étais coincé, de toute manière. » Aggie soupira, une fois de plus, puis sa voix s’aiguisa. « Comme toi. Tu es coincé, de toute manière. Tu crois avoir des projets, mais tu n’as aucune idée de ce que tu fais. Qu’est-ce qui t’attend, hein ? Qu’est-ce qui les attend, eux ? Tu peux me le dire ? Je sais ce qui t’accompagne. Tu as muré ta chambre comme si tu pouvais y enfermer les fantômes, mais ils se glissent sous les portes, ils se glissent dans les fissures des murs, ils sont là avec toi. J’ai vu ta maison. Je sais ce que tu essayais d’emprisonner. Qu’est-ce qui t’attend à la Limite, hein ? »
Aggie s’interrompit, encore une fois. Un petit rire lui échappa. Sa voix était devenue plus assurée, plus ironique, pendant que le vent se déchaînait alentour. Tout attaché qu’il fût à la bétaillère, il semblait reprendre des forces et se redresser dans la tempête croissante.
« Si tu y arrives, bien sûr. Si. Quand tu vois ce qu’on a créé ici, tu ne vois que les verrous. Vous ne voyez tous que ça. Ce que vous ne voyez pas, ce qu’aucun de vous ne voit, c’est que vous êtes sains et saufs. Et vous êtes sains et saufs parce que je l’ai permis. Vous êtes là, vous avez à manger, un endroit où dormir et la sécurité parce que je vous donne tout ça. Je leur donne tout ça à eux, à elles, et je te le donnerais volontiers à toi aussi, mais tu préfères d’en tenir aux verrous et décider qu’il y a un problème, alors qu’il n’y en a aucun. Ils étaient seuls, sans personne ou presque, sans rien à manger, sans abri, ils seraient morts ou pire si je ne les avais pas amenés ici pour tout leur prodiguer. Vous ne voyez que les verrous, mais vous allez découvrir ce monde tel qu’il est, et ça ne va pas vous plaire, je peux vous le dire. Et vous m’avez crucifié. Moi qui donne, moi qui connais ce monde, moi qui ai créé la famille qu’aucun de vous n’a jamais eue ni n’aura jamais. Alors vous m’avez crucifié, mais vous n’avez aucune compassion, vous ne m’avez même pas blessé pour que je me vide de mon sang. Vous préférez me laisser mourir de faim ou dévorer par je ne sais quelles bestioles, moi qui n’ai jamais fait que donner, donner à chacun, et demain, à la même heure, ils le reconnaîtront.
« Quand il fera noir, quand ils n’auront nulle part où se reposer et qu’ils se tourneront vers toi en quête de réponse, tu n’auras pas de réponse. Tu n’en as même pas aux questions que tu te poses tout seul. Sinon, tu n’aurais pas vécu comme tu vivais. Tu n’as pas de réponse, ni pour toi ni pour eux. Demain, à cette heure, quand il fera noir et froid, vous me regretterez, vous regretterez cet endroit, tous autant que vous êtes. Vous regretterez de ne pas vous réunir pour la prière et le repas, mais il sera trop tard. Vous préférez régner en enfer que servir au paradis, crucifier qu’aimer. Vous n’avez aucune réponse. Aucune. Demain, vous partirez vers la mort, et moi, je resterai ici. Moi qui donne et continuerais à donner si vous me laissiez faire. Mais vous ne voulez pas me laisser faire. Vous allez traverser la vallée sans berger. Sans réponse. Les bébés vont mourir. Vous allez mourir. Tu n’es pas guérisseur, moi non plus, mais moi, je suis capable de donner plus que toi. Alors je peux bien te demander si tu veux vivre ou mourir, tu as déjà répondu en m’attachant. »