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Ayant dit, Aggie détourna le visage et se tut. À croire que quelqu’un l’avait éteint. Cohen attendit, figé, car il voulait sans bien savoir pourquoi vérifier si l’homme avait quelque chose à ajouter. Puis, comme le silence s’étirait, il retourna s’asseoir près du feu. La nuit paisible avait changé.

« Tu veux peut-être mourir, cria Aggie à travers la pluie et le vent. Comme ça, tu retrouveras l’amour de tes fantômes. »

Une canette de bière à moitié vide se trouvait aux pieds de Cohen, qui la ramassa, la vida cul sec puis se releva pour gagner la caravane des armes. Le fusil à viseur infrarouge auquel il devait ses blessures était appuyé au mur. Il le prit, chercha les munitions adaptées, le chargea, ressortit et s’éloigna du campement jusqu’à ne plus en distinguer que de petites silhouettes.

Quand il regarda le ciel, les nuages filaient à toute allure. La tempête arrivait parfois tellement vite.

Il épaula son arme et chercha Aggie dans le viseur. Les bras écartés, la tête basse — la position du crucifié dont le prédicateur s’était servi des années durant pour nourrir son insatiable, son indomptable appétit.

Cohen baissa son fusil. Une bête hurla dans la nuit, un long cri qui s’épuisa comme si c’était le dernier.

Il releva son arme, l’œil collé au viseur. Quelqu’un avait rejoint Aggie. Quelqu’un qui s’était agenouillé et lui passait quelque chose sur le bras et le poignet. Ava, forcément, en train de couper les cordes.

« Ah, l’enfoiré ! » s’exclama Cohen en assurant son équilibre.

Aggie avait maintenant un bras libre. Ava se déplaçait vers l’autre. Il n’était plus temps de réfléchir. Au premier coup de feu, la vieille femme sursauta, se cambra, tomba sur les jambes du prisonnier. Il prit le couteau dans la main inanimée, mais ne chercha pas à s’attaquer aux cordes restantes. Simplement, il se tourna vers le tireur. Cohen ne pouvait rien affirmer, mais il aurait parié qu’Aggie souriait.

Le deuxième coup de feu lui fit l’effet d’une violente décharge électrique. Le troisième interrompit en quelques secondes ses gesticulations.

Lorsque Cohen ressortit de la nuit, les caravanes s’étaient vidées. Les femmes et les garçons tournaient en rond dans le campement. Quand il jeta le fusil par terre avec dégoût, ils devinèrent presque aussitôt ce qui s’était passé. La pluie qui leur fouettait le visage les obligeait à se protéger les yeux pour le regarder. Nadine finit par demander aux autres de venir voir avec elle.

« Toi, tu restes ici, dit Evan à Brisco.

— Pourquoi ?

— Tu restes assis une minute, un point, c’est tout. »

Evan, Nadine et Kris s’engagèrent dans le pré. Mariposa ramassa le fusil et alla le poser dans le mobil-home de Cohen.

« Je ne veux pas me mouiller », dit Brisco, avant de rentrer en courant.

La jeune fille rejoignit Cohen, qui restait figé, la tête basse.

« Tu ne veux pas aller voir, toi ? demanda-t-il sans la regarder.

— Il est mort ?

— Ils sont morts. Elle et lui. Elle le détachait.

— Ava ? »

Il acquiesça.

Nadine et Kris se mirent à injurier le cadavre d’Aggie, puis celui d’Ava. Sale menteuse, cria Nadine d’une voix rageuse, véhémente. Lorsque Cohen les rejoignit, elles donnaient des coups de pied dans les corps inertes en les traitant de salauds et en leur disant d’aller se faire foutre. Les dépouilles absorbaient les chocs à la manière des vieux matelas, lourdement étalées sur l’herbe trempée. Le vent semblait porter très loin les voix féminines, haineuses et exultantes. Evan se tenait à l’écart. Kris ne pouvait donner que de petits coups de pied, avec son gros ventre et sa taille courtaude, mais Nadine prenait son élan sur ses maigres jambes torses pour briser côtes et pommettes sous ses lourdes chaussures montantes. Cohen resta à l’écart aussi, les bras croisés. Mariposa se glissa derrière lui, l’enlaça et, quand il se retourna, se serra contre lui en l’embrassant à pleine bouche, la main posée sur sa barbe mouillée. Il se laissa aller, penché vers elle. Des lèvres et un nez humides se pressaient contre les siens, pendant que les deux femmes frappaient, dansaient, hurlaient, juraient. Il s’abandonna.

Un instant seulement, car il s’écarta de Mariposa aussi vite qu’il s’était donné à elle. Il la regarda, mais la nuit noire l’empêcha de déchiffrer l’expression de la jeune fille. Elle le lâcha. S’essuya la figure. Se détourna, s’approcha des corps et se joignit au tabassage.

« Allez, viens, Evan, qu’est-ce que t’attends ? » appela Nadine, pliée en deux, les mains sur les genoux, hors d’haleine.

« Il est mort, répondit l’adolescent.

— Et il mérite nettement pire », rétorqua-t-elle, avant de recommencer à frapper.

« Elle était en train de le libérer, si vous voulez savoir », dit Cohen.

Kris s’immobilisa, haletante, les mains sur les côtés du ventre, puis recula pour laisser la place aux deux autres. Evan la prit par le bras.

« Tu ferais mieux de te calmer avant d’éclater.

— Je ne risque absolument rien, riposta-t-elle en se redressant de toute sa taille.

— Bien dit, s’écria Nadine. Tu remets ça, alors ? »

Kris se rapprocha des corps et reprit la distribution de coups. Nadine frappa du talon le crâne d’Aggie, pendant que Mariposa reculait à son tour, à bout de souffle.

Evan retourna discrètement près du feu.

Quelque chose craqua sous le pied de Nadine. Bien fait pour toi, salopard, hurla-t-elle en s’acharnant — ce qui déclencha d’autres craquements. De leur côté, Kris et Mariposa s’en prenaient maintenant à Ava, si emmitouflée dans ses vêtements que, à en juger par le bruit, elles auraient aussi bien pu battre un matelas.

Cohen regardait, les bras croisés. Il se demandait quel effet ça lui ferait de se joindre à elles, de lâcher la vapeur, mais il n’allait pas s’imposer. Il ne pouvait comprendre ce qu’elles avaient enduré ni ce qu’elles estimaient devoir aux deux morts.

Kris s’arrêta, une fois de plus, et se plia en deux.

« Je n’en peux plus », lâcha-t-elle, le souffle court.

Ses deux compagnes s’interrompirent, interrogatrices.

« Ça va ? s’inquiéta Cohen.

— Ça va, répondit Nadine. Tu devrais nous lâcher un moment. Va donc t’installer près du feu.

— Tu es sûr que ça va ? insista-t-il, pour Kris.

— Cohen », intervint Mariposa.

Kris tomba sur un genou. Les deux autres s’approchèrent.

« Si vous avez besoin de moi, je suis juste à côté », dit-il avant de s’éloigner, car elles ne lui prêtaient aucune attention.

Quelques minutes plus tard, elles recommençaient.

Quand les trois femmes regagnèrent le campement, les mains sur les hanches, Evan avait rejoint Brisco dans leur mobil-home. Cohen était resté seul près du feu, autour duquel elles s’installèrent, heureuses que la pluie se soit calmée. Il alla chercher des bouteilles d’eau, les distribua à la ronde puis resta debout près des braises.