« Je le savais, dit Kris. Elle avait beau nous raconter des histoires, je savais qu’elle allait faire une connerie.
— Ouais, acquiesça Nadine. Moi aussi. Et pas question d’enterrer qui que ce soit, tu es prévenu. »
Il alluma une cigarette puis souffla sur ses mains glacées. Lorsqu’il releva la tête, Mariposa le regardait. Il la fixa quelques secondes droit dans les yeux avant de se remettre à souffler sur ses mains. Nadine leva sa bouteille à la verticale, la vida complètement puis la jeta sur le charbon rougeoyant. Le plastique se tordit en fondant.
« Je n’arrête pas de me dire que je vais l’abandonner, dit Kris. C’est la première pensée que j’ai eue aujourd’hui, quand j’ai compris qu’on allait partir. Je ne veux même pas le voir. Prenez-le, voilà ce que je vais leur dire. Ne me le montrez pas, prenez-le, c’est tout. Mais quand j’ai eu mal, la dernière fois, j’ai changé d’avis. J’étais là, en pleine crampe, et je mourais d’envie qu’il aille bien. Je mourais d’envie de le voir. Ça faisait tellement mal que j’en hurlais, mais je voulais le garder, et je croisais les doigts pour que ce soit possible. Là, maintenant, je croise les doigts pour que ce soit possible.
— C’est possible, dit Cohen.
— Si on s’en sort », ajouta Nadine.
Il en avait marre de fumer, mais il aurait bien repris un verre, ce qui le persuada d’aller chercher une flasque de whisky dans sa caravane. Quand il la tendit à Kris, elle secoua la tête.
« Tu peux en prendre une goutte, ça te fera pas de mal », dit Nadine.
La remarque décida Kris à boire une gorgée à la bouteille. Ses épaules se soulevèrent puis retombèrent.
« J’ai jamais aimé cette saleté, avoua-t-elle en donnant le whisky à Nadine.
— Ça se passera bien, affirma Cohen.
— Peut-être. »
Nadine s’octroya une généreuse rasade, avant d’annoncer qu’elle en avait marre d’être mouillée, qu’Aggie était mort et que, sans vouloir vexer personne, elle ne voyait plus aucune raison de rester assise là. Une seconde rasade lui servit de conclusion. Elle tendit la flasque à Mariposa et rentra.
La jeune fille porta le goulot à ses narines et renifla, puis elle goûta une minuscule gorgée et fit la grimace. Cohen lui reprit la bouteille en secouant la tête.
« À quoi elle ressemblait ? » demanda Kris.
Il faisait passer le whisky d’une main dans l’autre en se demandant s’il n’allait pas sortir la photo de sa poche arrière, mais préféra répondre :
« Elle ressemblait à une sportive, parce que c’en était une. Assez grande. Elle pouvait se permettre de manger n’importe quoi, avec ce qu’elle brûlait comme calories. Au lycée, elle faisait du cross. Après, elle a participé à toutes sortes de courses. Elle s’entraînait sur la plage. Je restais là, tranquille, à boire de la bière, pendant qu’elle se tapait quelques kilomètres, aller-retour. Quand elle en avait assez, elle se baignait pour se rafraîchir en me traitant de toutes sortes de noms d’oiseaux, parce que j’étais une loque.
— Tu aurais dû l’accompagner, dit Kris.
— Non, je n’aurais pas dû. C’était son truc. Ça me plaisait que ce soit son truc. Elle disait que sans ça, elle serait devenue folle. Moi, je lui aurais juste gâché son plaisir à souffler comme une locomotive en essayant de rester à sa hauteur.
— D’accord. C’était sans doute ce que tu pouvais faire de plus intelligent.
— Ouais, c’est probablement une des rares choses intelligentes que j’aie faites. » Il but quelques gorgées puis s’agenouilla près des cendres. « Le jour ne va pas tarder à se lever. Il va se remettre à pleuvoir plus fort. Vous devriez aller vous coucher.
— On devrait, admit Kris. Redonne-moi donc une petite goutte de ton truc.
— Ce n’est pas bon pour toi.
— Je sais. » Elle tendit la main. « Mais c’est un bon somnifère. »
Il lui offrit la bouteille. Elle but une deuxième gorgée et secoua la tête, puis une troisième gorgée et lui rendit la flasque en disant Beurk. Mariposa aida la jeune femme à se lever, avant de l’accompagner jusqu’à sa caravane, qu’elle gagna d’une démarche maladroite. Quand il leur proposa son aide, Kris la refusa :
« Je préfère que tu m’aides à m’en aller, puisque j’ai décidé d’aller à la Limite et de le garder. Si Dieu veut bien me le permettre. »
Mariposa referma la porte dans son dos puis rejoignit Cohen, qui buvait toujours.
« Je ne veux pas rester sous la pluie, dit-elle en s’essuyant la figure. Et toi ? »
Il leva les yeux vers le ciel nocturne.
« Il ne pleut pas tant que ça.
— Ça ne va pas durer. C’est toi qui l’as dit. »
Il acquiesça. Elle s’approcha et lui tendit la main. Il regarda cette main. Frêle et mouillée, comme sa propriétaire. Il regarda le campement, les prés obscurs, l’endroit où gisaient les corps d’Aggie et d’Ava. Puis il la regarda à nouveau, elle, avec sa main tendue qui tremblait visiblement — de peur, de froid, d’autre chose, peut-être.
Il prit cette main. Mariposa l’emmena chez elle.
25
Son imagination avait toujours décidé de tout.
Dès son plus jeune âge, des histoires de fantômes lui tournaient dans la tête : cachée derrière le rideau, elle assistait aux confessions des clients de sa grand-mère qui comptaient sur les relations de la vieille femme avec l’autre monde ; elle regardait les esprits du Carré français se rassembler à la lumière des lampadaires ; elle créait ses propres manifestations enfantines dans la faille entre réel et imaginaire. Les gens qui tiraient les tarots à Jackson Square la laissaient s’asseoir près d’eux et écouter leurs prédictions ; elle connaissait le vampire chaleureux posté en hiver devant la maison du célèbre flibustier Jean Lafitte, prêt à entraîner les touristes dans la visite guidée des cimetières ; les masques du mardi gras et les costumes fabuleux des défilés faisaient partie de sa vie. Les habitués du magasin paternel lui inspiraient des histoires ; ce qu’elle voyait par les fenêtres des immeubles inoccupés, sur le chemin de l’école, lui inspirait des histoires ; les bateaux qui allaient et venaient sur le fleuve lui inspiraient des histoires, avec leurs ponts qu’elle se représentait chargés de passagers séduisants venus visiter sa ville.
Jusqu’aux tempêtes. De plus en plus violentes, de plus en plus fréquentes, accompagnées d’évacuations erratiques, puis régulières. Et, enfin, la prévision brutale : ces conditions météorologiques dureraient des années, et les destructions se poursuivraient. Beaucoup de gens ricanaient, beaucoup de gens refusaient d’y croire, alors qu’elle avait facilement intégré la chose. Quand une tempête s’annonçait, elle restait réveillée dans le noir, elle rêvait de la catastrophe en couleurs éclatantes — ardoises arrachées aux toits, craquements des arbres maltraités, eau qui lui arrivait jusqu’au cou. Squelettes d’immeubles, bateaux naufragés, vacarme des vagues et rugissement immense du tonnerre avant même l’arrivée de l’ouragan. Ensuite, si l’ouragan n’était pas exactement tel qu’elle se l’était imaginé, la mélancolie l’engloutissait, s’installait jusqu’à l’avertissement suivant. Là, son esprit déchaînait à nouveau un véritable pandémonium — mais la réalité des tempêtes finissait par rattraper les projections de son paysage imaginaire. Pendant que les orages empiraient, se fondant en un fleuve de destruction, pendant que la folie s’installait à la proclamation de la Limite, Mariposa éprouvait une impression de déjà-vu, comme si, les yeux fermés, elle avait toujours vécu ailleurs, dans un autre monde où mère Nature se montrait d’un autoritarisme vindicatif. Nul ciel ne pouvait être plus sombre que celui qu’elle regardait derrière ses paupières closes, nul vent plus puissant que le tourbillon de son esprit.