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La solitude lui avait cependant prouvé qu’il existait en ce monde-ci des choses inimaginables. Jamais elle n’avait compris cet endroit, ces hommes, ces caravanes amarrées. Jamais elle n’avait réussi à conjurer plus horrible, seule dans le noir. Ses rêves ne créaient plus d’autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l’évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu’elle aimait et qui, maintenant, lui manquaient. Le jour, elle se demandait où ils étaient. S’ils la cherchaient. S’il restait un être vivant pour penser à elle. Elle ne doutait pas d’avoir de la famille. Quelque part. Mais dans ce nouveau monde si vaste, si changeant, si irréfutable, elle n’arrivait à se figurer pour elle-même et les autres que des fins malheureuses. La fillette dont l’esprit avait été un feu d’artifice d’ouragans romantiques, de fantômes et d’esprits animés, était devenue une jeune femme à l’imagination insatiable massacrée par les arêtes tranchantes du réel.

Jusqu’au jour où elle était partie avec Evan, où elle avait à moitié étranglé le type à la Jeep et où elle était allée chez lui. Elle avait vu où se trouvait son lit, avec qui il le partageait, à quoi avait ressemblé sa vie — une vie à laquelle il se cramponnait. Elle avait emporté la boîte à chaussures où il conservait cette vie, elle en avait palpé les lettres, essayé les bijoux, et son esprit s’était ranimé. Comme si elle avait franchi une porte secrète et pris une de ses créations d’autrefois par la main pour la faire passer du rêve à la réalité. Comme si elle était redevenue la fillette de cette époque. Depuis qu’elle était seule, depuis qu’on l’avait amenée ici, depuis qu’elle avait subi ce qu’y subissaient toutes les femmes, elle avait presque oublié qu’elle vivait et que sa vie lui appartenait.

Elle prit Cohen par la main pour l’emmener chez elle, alluma les bougies posées sur l’étagère murale, le débarrassa de la flasque qu’il tenait toujours et la posa à côté des bougies. Quand elle s’écarta de lui pour ôter son manteau, il attrapa une de ses longues mèches noires puis la laissa glisser entre deux doigts.

« Je serai qui tu voudras », murmura Mariposa en déboutonnant sa chemise en flanelle.

Il n’avait pas lâché ses cheveux — il les frottait à présent, comme s’il s’agissait d’une sorte de tissu bizarre qu’il aurait touché pour la première fois. Sa chemise déboutonnée, elle en écarta les pans puis la fit glisser de ses épaules. Le vent secoua le mobil-home. La clarté des bougies vacilla.

Cette fois, Cohen lâcha la longue mèche noire et regarda la jeune fille.

Son cou et sa poitrine disparaissaient sous sa chevelure, qu’il repoussa pour dévoiler son décolleté. Un V profond descendant entre ses seins.

Cohen recula. Les manches longues noires. La ceinture qu’il avait nouée à la taille d’Elisa, chaque fois qu’elle portait cette robe-là. Mariposa tira sur le tissu de la jupe pour l’extirper de son pantalon puis le laissa retomber sur ses hanches. L’ourlet lui arrivait aux genoux.

Cohen secoua la tête. Elle avança d’un pas ; il recula d’autant.

« Arrête, dit-il.

— Tout va bien. »

Elle voulut le toucher, mais il l’attrapa par le poignet et lui rabaissa la main.

« Je t’ai dit d’arrêter. » La voix de Cohen avait changé. « Elle n’est pas à toi.

— Je sais. Je n’en veux pas. Je sais qu’elle est à elle. »

Il prit la bouteille sur l’étagère, la porta à ses lèvres et but une bonne rasade de whisky avant de reposer les yeux sur la jeune fille.

« Je ne veux pas faire comme si. Je ne sais pas pourquoi tu t’es imaginé que je voudrais. Je ne sais foutrement pas pourquoi quelqu’un voudrait faire une chose pareille. »

L’espoir de Mariposa s’éteignit. Ses épaules se voûtèrent. On aurait dit qu’elle rapetissait.

« Je ne sais pas ce que tu as d’autre, mais je ne veux pas le voir », ajouta Cohen, avant de faire volte-face et de ressortir.

Elle resta immobile. Le regard fixé sur son ombre multiple. La certitude lui vint alors qu’il s’agissait de sa dernière nuit dans cette caravane. Le lendemain soir, ils seraient ailleurs, tous. Elle fit passer la robe par-dessus sa tête, la laissa tomber à terre, remit chemise en flanelle et manteau. Cohen n’est pas un rêve. Ce n’est pas une histoire. Même si j’essaie de toutes mes forces. Elle restait parfaitement immobile. Peut-être se trouvait-il juste derrière la porte. Peut-être allait-il revenir. Peut-être le long silence serait-il brisé par un léger toc-toc.

Elle attendait, mais rien ne se produisait. Elle ne pouvait pas l’ensorceler. Pas là. Elle ne pouvait ensorceler personne ni ramener les morts à la vie.

26

Cohen changea son bandage, enfila son manteau, fourra ses pistolets dans ses poches, prit sa boîte à chaussures sous son bras et sortit. Les autres étaient prêts à partir. Evan lui tendit sa carabine à canon scié, puis ils se rassemblèrent tous au milieu du campement, dans le petit matin pluvieux, autour du feu presque éteint. Le vent soufflait sans faiblir. La grisaille sombre de l’autre côté du golfe ne présageait rien de bon.

Ses compagnons informèrent le nouveau venu des quelques principes sur lesquels ils s’étaient mis d’accord : chacun s’installerait dans le véhicule de son choix, lequel appartiendrait en indivision à ses occupants ; la Limite atteinte, Kris irait aussitôt consulter un médecin, avec le bébé ; ils n’auraient plus ensuite aucune obligation les uns envers les autres. Cohen acquiesça.

« Bon, mais qu’est-ce qui va se passer, là-bas ? demanda Kris.

— C’est justement de ça qu’il est question, répondit-il.

— Non. Je veux dire : on est censés être vivants ou morts ?

— On verra bien quand on y sera, intervint Nadine. Si ça se trouve, il y aura quelques résurrections. »

Ils examinèrent une dernière fois l’endroit où ils avaient vécu des semaines, sinon des mois — plus d’un an, pour certains. Le campement s’étendait sous la pluie, sinistre, sans vie. Les corps d’Aggie et d’Ava gisaient derrière la bétaillère. Des esprits tourmentés rôdaient dans ce qui était devenu un cimetière.

Pendant que les autres entassaient à l’arrière des pick-up les sacs-poubelle où ils avaient rangé vêtements et autres affaires, Kris donnait le biberon au bébé. Un optimisme inhabituel éclairait les visages durant les préparatifs. Cohen monta dans la remorque de la camionnette chargée la veille vérifier qu’il n’avait rien oublié d’important, en ce qui concernait les provisions et fournitures. Evan y aligna ensuite les bidons d’essence — dernière étape des préliminaires. Nadine et Kris s’approchèrent ensemble, accompagnées de Mariposa. Kris tendit bébé et biberon à Cohen, puis les trois femmes entreprirent de décharger les jerrycans. Il leur demanda aussitôt ce qu’elles faisaient, nom de Dieu !

« T’occupe », répondit Nadine.

Elles passèrent de caravane en caravane, ouvrant les portes, entrant, arrosant d’essence les lits et le plancher puis, dehors, les cordes de fixation. Cohen secouait la tête devant ce spectacle, sans pour autant cesser de nourrir et de bercer le nouveau-né. Chaque goutte de carburant répandue rendait le voyage à venir plus problématique, mais ses protestations n’auraient pas empêché le grand nettoyage. Il profita du temps que prenait l’opération pour s’adresser au bébé. Il va falloir être un bon petit bonhomme. Tu vas faire un sacré voyage. J’espère que tu t’en tireras. Si tu tiens le coup, tu finiras par arriver quelque part.