L’arrosage terminé, les trois femmes rangèrent les bidons dans la remorque du pick-up. Cohen tira son briquet de sa poche sans attendre qu’elles le lui demandent, Nadine le prit, Mariposa et Kris rassemblèrent une pleine brassée de rouleaux de papier WC, puis elles retournèrent toutes patauger dans le cercle. Elles poussaient la porte d’un mobil-home, allumaient un rouleau, le jetaient à l’intérieur, battaient en retraite et recommençaient quelques mètres plus loin. Après avoir fait de cette manière le tour des caravanes, elles se réunirent au centre du corral. Quelques minutes plus tard, de lourds serpents de fumée onduleux se faufilaient par les portes ouvertes, puis des flammes jaunes traversaient les toits et les fenêtres. Les claquements, les sifflements, les rugissements bas des incendies en expansion luttaient contre le roulement de la pluie. Les trois femmes restaient immobiles, attentives. Elles ne quittèrent le cercle de feu pour regagner les pick-up que lorsqu’une gigantesque flambée rassembla tous les mobil-homes. Personne ne dit un traître mot quand Kris reprit le bébé à Cohen.
Evan démarra une des camionnettes, Nadine l’autre, Cohen la Jeep. Mariposa s’installa près de lui sur le siège passager. La pluie martelait le morceau de bâche qu’il avait découpé puis attaché au-dessus de l’habitacle.
« La dernière fois que tu es montée dans ma voiture, j’ai failli y rester », dit-il à sa passagère.
Elle leva les mains pour les lui montrer des deux côtés, comme une magicienne décidée à prouver qu’elle ne cache rien dans sa manche.
« Tu devrais savoir pourquoi, maintenant.
— Oui, je sais. »
Il retira son bonnet, le secoua pour le débarrasser des gouttes de pluie puis le remit.
« Je comprends, reprit-elle.
— Tu comprends quoi ?
— Que tu sois venu. »
Il secoua la tête.
« Tu n’as rien compris du tout, la nuit dernière.
— C’est vrai, acquiesça-t-elle, mais maintenant, je comprends. Elle t’aimait vraiment. Et tu l’aimais vraiment. Je l’ai compris à toutes ces petites choses. Je comprends. »
Cohen se tourna vers la boîte à chaussures posée sur la banquette arrière, comme s’il s’attendait à voir Elisa à la place, puis il considéra les caravanes en feu et, enfin, les basses terres inondées, au loin. Lorsqu’il joignit et serra les mains, on aurait dit qu’elles appartenaient à deux personnes différentes, heureuses de se retrouver. Un des pick-up klaxonna, derrière lui, sans qu’il y prête aucune attention. Sans qu’il réagisse.
« Je ne te ferai pas de mal », dit tout bas Mariposa.
Il desserra les mains. Tourna la tête de tous côtés comme pour s’étirer le cou. Ouvrit son manteau et prit une cigarette. L’alluma. Enfin, la première passée, il dit à Mariposa que peu importaient ses déclarations d’intentions. On ne savait jamais vraiment ce qu’on allait faire avant de le faire.
Les trois véhicules traversèrent lentement le pré cahoteux, ravagé par les tempêtes. Lorsqu’ils atteignirent Himmel Road, les incendies perdaient du terrain face à la pluie.
Troisième partie
27
C’était un véritable spectacle, qui attirait irrésistiblement le regard. Au large, dans le golfe, l’orage cinglait à répétition le ciel de plus en plus sombre, dessinant un cirque de foudre qu’on imaginait tout droit jailli des doigts tendus du Créateur. Les passagers regardaient. Les conducteurs aussi, d’un œil, l’autre rivé à la route.
Ils s’arrêtèrent une fois pour changer le bébé, une autre parce que Kris avait envie de pisser, mais ils ne tardèrent pas à atteindre l’océan. Une vision quasi inconnue de Kris et Nadine, qui n’avaient jamais quitté le campement depuis leur capture. Les pans de plage emportés par les flots. La houle à l’emplacement des maisons d’autrefois. Les devantures déformées et les arbres centenaires déracinés. Elles avaient presque oublié.
Contrairement à Mariposa. Cette vision et celle de la foudre éveillaient juste ses souvenirs du monde d’antan ; elle examinait le paysage, les oreilles bourdonnantes des avertissements que sa grand-mère adressait à qui voulait bien l’écouter. Faites vos valises et partez — elle l’avait dit dès le début. Il faut faire nos valises et tirer un trait sur ce qu’on a ici. Ce n’est que le tout début. La folie va se déchaîner. Le vent va décupler, et la pluie. Personne ne l’écoutait. Ni le père de Mariposa. Ni sa mère. Ni ses tantes, ses cousines, ses voisins. Personne ne l’écoutait, jusqu’au jour où des types en uniforme, le fusil en bandoulière, avaient entrepris de fourrer tout le monde dans des cars. Et même là, personne n’arrivait à y croire. C’était trop. Trop fou. Une aberration — la garde nationale entourant Jackson Square, l’ultime évacuation, les gens entassés dans des cars comme des animaux, alors qu’ils s’installaient autrefois dans des voitures à chevaux ; femmes et enfants, jeunes et vieux se bousculant frénétiquement sous les tirs des cinglés cachés dans les ruelles, derrière les voitures, sur les toits, sous un ciel gris dévoré par la foudre. La guerre contre soi-même. Pire que l’hystérie. Les cars bondés avaient fini par se mettre en branle, escortés de chars, pendant que les gardes ripostaient aux cinglés par les vitres. La tempête à venir allait laver les corps abandonnés dans leur sillage.
Jamais Mariposa n’avait revu sa famille. On l’avait poussée dans un véhicule où elle ne connaissait personne et dont les passagers avaient été débarqués cinq heures plus tard, dans le gymnase d’un lycée. La responsable lui avait bien dit qu’on aurait des nouvelles de ses proches, même si ça prenait un peu de temps, mais il était évident à sa voix qu’elle avait trop souvent entendu la question.
Mariposa revivait cette impression. Elle entendait les hurlements, les coups de feu, le rugissement d’une foule égarée, désespérée.
Cohen se pencha sur le volant, interrompant le cours de ses pensées.
« Oui, quoi ? s’enquit-elle.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de se lancer à la recherche de Charlie, avec la pluie et le ciel qu’on a là. »
Ils progressaient prudemment le long des lotissements en ruine, contournant les poteaux téléphoniques, les pans de toit et les débris dispersés sur la quatre-voies parallèle au littoral. Enfin, le parking du Grand Casino apparut. Cohen pila devant le spectacle qui les y attendait puis demanda à Mariposa de descendre pour aller dire aux autres de reculer.
« Tu as vu quelque chose ? s’étonna-t-elle.
— On n’y va pas. Préviens-les. »
Elle obéit avant de reprendre sa place. Les deux pick-up firent marche arrière jusqu’à ce que Cohen les arrête d’un signe de la main, s’arrête lui aussi, descende de voiture et appelle Evan.
« Qu’est-ce qui se passe ? interrogea l’adolescent.
— Ton frère n’a pas besoin de voir ça. Personne n’a besoin de voir ça. Empêche-les d’y aller.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— Des corps.
— Oh, merde. Frais ?
— On dirait, de loin. Dis-leur de ne pas sortir. »
Evan regagna les pick-up, Cohen tira un des pistolets de son manteau puis se dirigea à pied vers le parking. Mariposa le rejoignit.