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« Reste avec les autres, ordonna-t-il.

— Je ne veux pas.

— Je ne crois pas que tu veuilles m’accompagner non plus.

— Je veux voir. »

Renonçant à discuter, il continua son chemin. Ils traversèrent la pelouse de façade du Grand Casino, creusée çà et là de trous énormes, flanqués de tas de boue imposants. Un des palmiers tenait toujours, alors que les autres étaient tombés. Le gros câble noir d’une ligne électrique, abandonné dans l’herbe, évoquait un serpent endormi. L’allée circulaire, où les limousines déposaient autrefois les clients bien habillés, mena les visiteurs sur le parking, où gisaient les corps, figés dans des positions bizarres. On aurait dit des poupées naufragées.

Ç’avait été un vrai massacre. L’asphalte était jonché de cadavres. Ne bouge pas, dit Cohen à Mariposa, qui laissait échapper une exclamation étouffée. Il entreprit ensuite d’examiner les morts. Certains avaient fait partie de la clientèle de Charlie. Le gros aux jetons de poker. Le vieux à la pancarte, à présent éclaboussée de rouge sombre. Il y en avait une vingtaine en tout, qui les paupières closes, qui fixant le ciel de ses yeux pleins d’eau. Le sang délayé par la pluie dessinait sur le parking de grands cercles de peinture délavée et des motifs abstraits quasi artistiques. Les torses, les bras, les têtes étaient percés de trous. La stupeur inscrite sur quelques visages donnait l’impression que ces gens avaient posé pour une mort soudaine. Un peu plus loin se trouvaient deux des videurs de Charlie, des colosses en chemise et pantalon noirs dont les bras puissants et les cuisses épaisses ne trahissaient plus la force. Leurs armes avaient disparu, ainsi que leurs grosses bottines à lacets. Cohen s’en approcha. Leur tourna autour.

Il s’arrêta, le temps de parcourir la route du regard. La grisaille s’assombrissait. La pluie l’empêchait de distinguer clairement les environs.

Le tonnerre roulait sur l’eau agitée du golfe, la foudre se déchaînait, le vent gonflait les vagues. Il parcourut à nouveau le parking du regard. L’œuvre de types très décidés, très compétents. Qui ne devaient pas être bien loin. Qui l’espionnaient peut-être en cet instant même. Qui prendraient n’importe quoi à n’importe qui. Tout le monde en avait déjà assez de ce genre de choses.

« Tu les connais ? demanda Mariposa.

— J’en ai déjà vu la plupart. Les deux en noir, là-bas, c’étaient des employés de Charlie. Certains des autres faisaient partie de ses clients.

— Avec la pluie, on dirait qu’ils saignent toujours. C’est vrai ?

— Non. » Il secouait la tête. « Ça, c’est fini.

— On ferait mieux d’y aller. » Elle avait l’air nerveuse. « Je n’aime pas ça du tout.

— Je sais. »

Ils n’avaient pas assez d’essence pour gagner la Limite. Ils n’en avaient peut-être même pas assez pour arriver à mi-chemin. Tout dépendrait des routes et des ponts praticables. De l’autre côté de la voie rapide se dessinaient une, deux carcasses de stations-service. Cohen se tourna dans la direction de la plantation abandonnée. Combien de kilomètres avaient-ils perdus en incendiant les mobil-homes ?

Nadine et Evan approchaient.

« J’ai dit à Kris de rester avec Brisco et le bébé, expliqua la première. Ça la fait un peu flipper, cette merde.

— Moi aussi, plaça Evan.

— Y en a combien ?

— Beaucoup, répondit Mariposa. À votre place, je n’irais pas.

— J’ai pas l’intention d’y aller, je vois bien assez d’ici, assura Nadine. J’ai jamais vu de morts de près, à part Aggie et Ava, et j’ai la ferme intention d’en rester là. »

Le tonnerre gronda, la foudre scintilla. Ils se recroquevillèrent sous leurs capuches, les épaules voûtées, en échangeant des regards en coin. Une portière claqua, puis Kris les rejoignit.

« Où est le bébé ? demanda Nadine.

— Il dort sur le siège. Je suppose qu’on n’aura pas d’essence ?

— Ni essence ni rien, confirma Cohen. Je siphonnerais bien le réservoir d’un des pick-up pour remplir celui de l’autre, mais je n’ai pas le nécessaire.

— Tant pis. En tout cas, je ne veux pas rester plantée là, on dirait un putain de cimetière, reprit Kris.

— On ferait mieux de se planquer, oui, dit Nadine. On a à manger et tout ce qu’il faut. On peut attendre.

— Attendre quoi ? s’enquit Evan.

— J’en sais rien, mais y a de la place libre, c’est pas ce qui manque. Il nous faut à peine la moitié d’un hôtel. Qu’est-ce que je raconte ? Le quart, oui.

— Pas question que je reste à attendre ici, protesta Kris. J’ai mal au ventre. Au dos. Aux jambes.

— Ce n’est pas en se planquant qu’on trouvera de l’essence », ajouta Cohen. Il montra le ciel. « Et vous savez ce qui va nous tomber dessus.

— On trouvera peut-être pas d’essence, mais on se fera pas buter par les mecs qui ont massacré tout ce beau monde. Et aucune tempête n’a encore réussi à emporter ce mastoc.

— On n’est pas partis de là-bas pour se planquer ailleurs, s’obstina Kris. On est partis pour retrouver le monde normal.

— Je vois pas l’intérêt d’y arriver morts, riposta Nadine.

— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera morts.

— Tu ne peux pas dire qu’on y arrivera sains et saufs.

— Personne ne peut rien dire, trancha Evan. Mais moi, j’ai la clé d’un des pick-up, et il n’est pas question que je me planque en attendant un miracle.

— Moi non plus, approuva Kris.

— T’as pas la clé. »

Nadine tira de sa poche la clé du pick-up qu’elle partageait avec Kris.

« Elle n’est pas à toi, protesta cette dernière. Elle est à nous.

— Je sais. Mais ma moitié est pour qu’on se planque un moment.

— Ma moitié n’a aucune envie d’accoucher au beau milieu de nulle part. »

Les deux femmes s’étaient peu à peu rapprochées l’une de l’autre. Nadine faisait une tête de plus que son interlocutrice et, avec ses gants aux doigts coupés, évoquait une bête capable de se cacher dans une ruelle pour se jeter sur les passants. Mais Kris, malgré sa rondeur, la poussait du ventre en serrant les poings.

« Je crois que tu oublies le bébé, dit Mariposa à Nadine.

— J’oublie rien du tout.

— Il a besoin d’un médecin.

— Je sais de quoi il a besoin.

— Pas de ça, en tout cas », dit Evan.

Un grondement de tonnerre les réduisit momentanément au silence. Ils s’entre-regardèrent. Regardèrent les véhicules. Le ciel.

« Moi, je ne reste pas là », reprit Evan, sans vraiment s’adresser à personne. « C’est aussi simple que ça.

— Moi non plus, dit Kris.

— Bon, dit Nadine.

— Dieu merci », conclut Cohen, tandis que le tonnerre poussait un long beuglement.

« On n’a encore aucune raison de Le remercier, fit remarquer Nadine, prudente. Mais on a intérêt à ce que les choses changent avant la fin du voyage.

— Regardez. »

Mariposa montrait du doigt l’endroit où la chaussée disparaissait au loin, à l’est. Un point blanc s’y était matérialisé.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Evan.

— Des phares. Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ? répondit Kris. On se tire de là, s’il vous plaît ?

— En voiture, tout le monde », lança Cohen. Les deux femmes s’empressèrent de s’éloigner, mais il attrapa Evan par son manteau. « Toi, tu viens d’abord avec moi. » Ils n’avaient pratiquement aucune chance, malgré les deux stations-service, mais il ne voulait pas repartir sans vérifier. « Tu essaies de ce côté-là », ajouta-t-il en montrant celle de droite.