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Evan traversa la route en courant. Il ne restait des deux commerces que les pompes, car les bâtiments où on vendait autrefois de la bière bien fraîche, des billets de loterie et des cigares à embout en bois avaient disparu depuis longtemps. Cohen en avait huit à tester. Rien. Evan six. Rien non plus. Ils s’empressèrent de regagner les véhicules. Comme le point blanc était toujours là, à l’est, Cohen dit à l’adolescent de ne pas allumer ses phares : Ils ne peuvent pas nous voir si on ne se montre pas. Il expliqua la même chose à Nadine, avant de se précipiter vers la Jeep. Mariposa avait déjà mis le contact. Il ne restait qu’à passer la première.

La route 49 se trouvait à des kilomètres à l’est, ce qui les condamnait à rouler méthodiquement contre le vent, en contournant les débris. Les deux occupants de la Jeep, mal protégés par son toit de fortune, étaient trempés. Mariposa avait remonté ses genoux contre sa poitrine pour se rouler en boule sous son vaste manteau, alors que Cohen se penchait en avant, comme s’il allait mieux y voir dans cette position. Dommage qu’on n’ait pas de pare-brise, faillit-il dire à un moment — il se retint, parce qu’il s’était déjà permis un commentaire sur leur trajet précédent. Sa passagère tenait le point blanc à l’œil pour en signaler les disparitions et réapparitions, car il s’éteignait parfois.

Le croisement avec l’autoroute 49 avait été englouti par les flots. Le port, où était autrefois ancré un vaisseau de guerre grouillant d’écoliers et de touristes, avait grignoté les terres : un petit lac couvrait l’intersection de la 49, transformée en canal. Il fallut faire demi-tour parmi les ruines de Gulfport, monuments historiques et bâtiments effondrés, rues pavées cahoteuses, revenir en arrière et contourner l’obstacle en prenant au nord.

Passé le front de mer et le centre-ville ancien s’étiraient des kilomètres de béton. Grands parkings déserts d’hypermarchés aux vitrines disparues, fracassées par des briques, des démonte-pneus ou des pieds-de-biche. Centres commerciaux et agences bancaires. Restaurants et stations-service. Pléthore de prêteurs sur gages, de caves, de magasins de vidéos pour adultes — les seuls commerces à avoir prospéré au fil des mois précédant la déclaration de la Limite. Des charpentes en métal dépassaient çà et là des toits, des poteaux électriques ou téléphoniques étaient tombés sur des devantures ou sur la six-voies. Partout, des ordures et des graffitis, des voitures abandonnées au bord de la route ou sur les parkings. Les poteaux d’acier géants des panneaux publicitaires se dressaient toujours, dépouillés desdits panneaux. Entre deux centres commerciaux, un poste avancé de la garde nationale, inoccupé — murs noirs en parpaings, verre épais criblé de trous par des balles anonymes, grillage couronné de barbelé à hauteur d’homme. Les postes de ce genre s’étaient multipliés dans la région un an durant, avant l’établissement de la Limite.

Il fallait rester vigilant, dans cette course d’obstacles qu’on aurait crue élaborée par une école de pilotes cascadeurs. Cohen l’éclaireur contournait les gros débris et roulait en cahotant sur les petits, un œil rivé à la route, l’autre sans cesse en mouvement. Il n’aurait pas été surpris de tomber sur le camion de Charlie ou sur les types qui lui avaient tendu une embuscade, mais il se demandait ce qu’il ferait, au cas où.

Ils mirent plus d’une demi-heure à atteindre la banlieue nord de Gulfport, noyés dans une tempête pesante. La chaussée se réduisit à quatre voies. Le béton des multinationales céda la place à celui des « locaux ». Moins de magasins, plus d’immeubles d’habitation, vieillards chenus rapetissés par le temps. Une masse blanche imposante apparut en travers de la route : deux gros semi-remorques renversés sur le flanc, juste l’un derrière l’autre. Cohen s’arrêta tout près. Il avait la place de passer d’un côté, mais la portière arrière d’une des remorques était ouverte. Les deux pick-up s’arrêtèrent, eux aussi.

« Qu’est-ce que tu fais ? » hurla Mariposa, puisqu’on ne s’entendait plus qu’en braillant. Il pensait à Elisa. Au crâne fendu de sa femme posé sur ses genoux, sous un poids lourd qui ressemblait fort à ceux-là. « Cohen ? » insista la jeune fille en l’attrapant par le bras.

Il secoua la tête et se tourna vers elle.

« Il faut que je jette un coup d’œil. »

Sitôt descendu de voiture, il fit signe aux autres d’attendre puis se lança dans la tempête, plié en deux, la main sur le pistolet, au fond de sa poche. La portière ouverte découpait à l’arrière de la remorque un rectangle de nuit dont il ne se rapprocha guère, car l’odeur qui en émanait lui parvint malgré la pluie et le vent. Il retourna s’installer au volant et contourna les camions, suivi des pick-up.

« Regarde », dit Mariposa, moins d’un kilomètre plus loin.

Elle montrait du doigt une camionnette immobilisée au bord de la route. Celle qu’avaient prise les autres femmes, aussitôt Aggie ligoté. La vitre arrière n’existait plus, les deux portières étaient ouvertes et les roues, dépouillées de leurs pneus. La carcasse était d’ailleurs posée sur des parpaings. Cohen ralentit, sans vraiment s’arrêter.

« C’était quoi, cette odeur ? reprit sa passagère.

— Quelque chose qui est là depuis un moment. »

Evan klaxonna. Cohen s’arrêta, cette fois, et l’adolescent fit de même à sa hauteur.

« Il faut se poser quelque part. Le vent balance le pick-up, je ne veux pas continuer comme ça.

— OK. On cherche un endroit où se garer. À l’abri d’un bâtiment quelconque. Restez juste derrière nous. »

Ils avaient dépassé la plupart des hypermarchés, les constructions plus modestes et les stations-service des faubourgs étaient trop petites pour les dissimuler, mais à l’extrême limite de l’agglomération apparut un centre commercial plus vaste que la moyenne, en majeure partie intact. Un supermarché et une grande surface de meubles, encadrant un magasin de jeux et jouets — à en juger par sa façade, ornée d’une tête de girafe délavée. Cohen s’engagea sur le parking, suivi des pick-up, dit à Evan et Nadine d’attendre une minute puis s’approcha au ralenti des devantures en examinant l’intérieur des commerces. Il contourna ensuite les bâtiments : pas un véhicule. Une des baies de chargement était ouverte — celle qui correspondait au supermarché. Il s’arrêta, descendit de voiture et monta jeter un coup d’œil dans l’entrepôt. Palettes en bois, excréments d’animaux dispersés sur le béton — c’était à peu près tout. Aucun signe de présence humaine. Il retourna en Jeep devant les magasins annoncer à ses compagnons que tout allait bien, puis ils le suivirent de l’autre côté, où il les fit garer juste à côté de la baie ouverte.

Les femmes allèrent se mettre à l’abri avec le bébé et Brisco, pendant qu’Evan et Cohen déchargeaient le réchaud à gaz, les casseroles et quelques conserves. Cohen prit aussi un sac de vêtements, car ils étaient trempés comme des soupes, Mariposa et lui.

« Tu devrais laisser tomber ta Jeep et monter avec nous », lui dit Evan dans l’entrepôt, espace caverneux où leurs voix résonnaient un peu.

« Cette Jeep et moi, on s’en est sortis ensemble. Où je vais, elle va.

— Tu vas te noyer, à force.

— Ça ne m’est pas encore arrivé.

— Ça pourrait bien lui arriver, à elle. »

L’adolescent parlait de Mariposa, dont les vêtements trempés pendouillaient et les cheveux tout aplatis dégoulinaient.

« Elle est libre de monter avec qui elle veut », répondit Cohen.