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Elle secoua la tête comme un chien mouillé, ôta son manteau et le laissa tomber sur le béton, avant de se lancer à la recherche d’un coin tranquille en traînant le sac dans son sillage.

Une demi-heure plus tard, ils déjeunaient, assis sur des caisses. Le vent poussait des embruns de pluie par la baie ouverte et sifflait en courants d’air dans le bâtiment décrépit. Le repas se déroulait en silence, car ils étaient tous épuisés par l’anxiété de ce qui ressemblait déjà à un long voyage.

Cohen avait déniché un jean et une chemise secs, qu’il avait enfilés dans le bureau du gérant. Kris finit par lui apporter le bébé en lui demandant s’il voulait donner le biberon qu’elle venait de préparer.

« Je ne sais pas comment on fait, avoua-t-il.

— Justement, répondit-elle. Tu auras peut-être besoin de le savoir un jour. »

Quand elle lui tendit le nouveau-né, Cohen la regarda en coin, mais tendit à son tour les bras vers le nourrisson qui s’agitait, affamé. Il fallait le pencher d’une certaine manière pour le nourrir, expliqua Kris.

« Comme ça ? »

La jeune femme haussa les épaules en remettant le biberon à son interlocuteur.

« Si jamais tu trouves mieux, préviens-moi. »

Le bébé se débattit lorsque la tétine s’enfonça dans sa bouche, mais ne tarda pas à se calmer et se mit à téter. Cohen alla s’installer sur une pile de palettes puis contempla les petites joues animées et les yeux étroitement clos. Le corps minuscule suçotait et respirait à un rythme parfaitement perceptible.

« J’ai enterré ta maman, murmura Cohen à l’oreille miniature. Je ne l’ai pas laissée là-dehors, à se faire bouffer par les animaux, je tiens à ce que tu le saches.

— Je veux entendre un rot, à la fin, lança Kris.

— Le sien, pas le tien », ajouta Nadine, allongée sur le flanc par terre, accoudée au béton, la tête dans la main.

Elle picorait nonchalamment des morceaux choisis dans son assiette, comme si elle n’avait jamais manqué de rien, alors qu’Evan et Brisco comptaient leurs saucisses de Francfort, en ajoutaient une, les recomptaient, en ôtaient deux, les recomptaient et ainsi de suite.

Quant à Mariposa, qui mangeait des patates douces à même la boîte, elle finit par venir s’asseoir à côté de Cohen.

« Mon père aussi avait un magasin », dit-elle en touchant du doigt les mains du bébé, roses et ratatinées. « Mais plus petit que celui-là.

— Où ça ?

— Dans le Carré français. Au coin d’Ursuline et de Dauphine Street.

— Ça devait être un bon emplacement.

— Ça l’était. Je suppose.

— Il a été inondé ? »

Elle jeta sa boîte de conserve par terre, où le vent se mit à la promener, mais finit cependant par répondre :

« À la fin, oui. Comme tout le reste. Mais mon père s’est fait tuer avant. Dès que les choses ont dérapé. Dès que les gens ont commencé à courir partout en prenant ce qui leur faisait envie. Il ne voulait pas se laisser voler. Mon oncle et lui, ils ont fermé le magasin à double tour et ils sont restés là avec leur fusil jusqu’à ce que les excités défoncent les portes pour rentrer quand même, et voilà. »

Cohen ajusta la position du bébé et du biberon.

« Cherche voir dans la poche de ma chemise. »

La jeune fille obtempéra et trouva un paquet de cigarettes. Quand il lui demanda si elle en voulait une, elle refusa, mais n’en lâcha pas pour autant le paquet. Il finit par l’interroger sur la manière dont elle s’était retrouvée là.

« J’ai fait du stop. » Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas trop où je pensais aller.

— On ne sait pas quoi faire. Ce n’est pas évident.

— Toi non plus », dit-elle, les yeux levés vers lui.

Il hocha légèrement la tête, comme surpris de la réponse.

« Personne ne sait », ajouta-t-il.

Evan vint leur dire qu’il fallait peut-être jeter un coup d’œil aux alentours. Pour voir s’ils trouvaient quelque chose d’intéressant.

Cohen alla rendre à Kris bébé et biberon.

« Comment c’était ? s’enquit-elle.

— Différent. »

Vu la manière dont Mariposa le regardait, elle n’en avait pas terminé avec les confidences, mais elle se rassit malgré tout près des deux autres femmes. Brisco vint prendre Evan par la main.

« Je veux y aller aussi.

— Je te les rends ? » demanda la jeune fille à Cohen en lui tendant ses cigarettes.

Lorsqu’il voulut récupérer le paquet, pourtant, elle s’y cramponna quelques secondes, empêchant son propriétaire de bouger la main. Quand elle finit par lâcher, il prit une cigarette, l’alluma puis s’éloigna en compagnie des deux garçons.

« Je n’arrête pas de penser à tous ces morts, dit Nadine. Il y en avait combien, à votre avis ?

— Une quinzaine, minimum », répondit Kris.

Son interlocutrice s’assit en secouant la tête.

« Je commence à me demander si on a vraiment eu une bonne idée.

— On n’a pas le choix », intervint Mariposa.

Nadine se leva, brusquement incapable de rester en place, puis se mit à tourner en rond autour de ses compagnes en se frottant les mains.

« On n’a pas eu le choix pendant un sacré bout de temps, et maintenant qu’on l’a, on dirait qu’il n’y en a pas de bon.

— On est partis. C’était un bon choix, affirma Kris.

— Il faut bien qu’on aille quelque part, renchérit Mariposa.

— Je sais, mais merde.

— Et puis on a Cohen pour nous aider, ajouta-t-elle. Et les pick-up.

— Cohen n’est pas à l’épreuve des balles. Et on n’a pas d’essence.

— On en trouvera, dit Kris.

— Où ça ?

— J’en sais rien. Quelque part. Assieds-toi. »

Le bébé s’était endormi en buvant son biberon.

« Étendez-lui quelque chose par terre », reprit Kris, avec un coup de menton en direction d’un coin désert de l’entrepôt.

Mariposa se leva, tira quelques chemises du sac-poubelle et alla les plier dans l’obscurité, avant de revenir chercher le nourrisson. Mais elle le garda un moment dans ses bras, au lieu de le poser sur sa couche improvisée. Pour l’admirer.

« Elle est dans la merde », chuchota Nadine à l’oreille de Kris, qui acquiesça. « Elle a intérêt à ouvrir l’œil. On n’aura pas passé la Limite depuis dix secondes qu’il nous laissera tous tomber comme de vieilles chaussettes.

— Tu sais aussi bien que moi qu’on n’y peut strictement rien », répondit Kris, souriante.

Nadine se rassit, les sourcils froncés.

La pluie martelait le bâtiment. Le monde.

Mariposa se balançait doucement, le bébé dans les bras.

« Tu sais où tu iras, une fois là-bas ? demanda Nadine à Kris.

— À l’hôpital. En admettant qu’il y en ait un.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. »

Kris croisa les bras, le regard rivé au sol.

« Pas vraiment, avoua-t-elle. »

Nadine se rallongea, la tête posée dans la main.

« Moi non plus. J’avais des cousins près d’Aberdeen, mais ça m’étonnerait qu’ils y soient toujours. Mes frères sont quelque part aussi.

— Je me doutais que tu avais des frères.

— Ah ? Pourquoi ?

— Parce que tu es toujours prête à te battre. Comme si tu t’attendais à ce qu’un chat sauvage te tombe dessus.

— Merde, alors. T’as pas idée. J’ai trois frères, tous plus vieux que moi. Et des tas de cousins. Que des garçons. Moi, je suis la petite dernière. Mes parents élevaient des poulets. Et ma mère était une vraie dure à cuire. »