« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’étonna Cohen.
Charlie haussa les épaules.
« On sait jamais de quoi on peut avoir besoin. Et puis c’était une affaire.
— Ne me dis pas que tu t’y es mis aussi.
— Que je me suis mis à quoi ?
— Tu sais très bien de quoi je veux parler. La chasse au trésor. Le pillage de tombes. Appelle ça comme tu voudras.
— J’pille pas les tombes, vu qu’y a rien dedans à part des vieux cadavres pourris. Moi, j’en ai après du sonnant et trébuchant.
— Allez, Charlie, ne me dis pas que tu y crois.
— Que j’y croie ou pas, j’ai bien l’intention de mettre la main dessus, et y a rien de tel pour ça qu’un bon petit tractopelle.
— Si tu finis par mettre la main dessus, je veux cinquante pour cent de la marchandise que je vois là.
— Si je finis par mettre la main dessus, tu peux avoir le camion tout entier. »
Cohen secoua la tête et s’avança entre les cartons.
« Premièrement, il me faut de l’eau et du whisky.
— J’ai. Au fond à gauche. »
Après avoir déniché les caisses d’eau, il en apporta deux au sommet de la rampe, pendant que Charlie prenait une bouteille de Jim Beam quelque part à l’avant.
« Tu veux un sac ? » proposa-il.
Cohen acquiesça, s’empara du sac en question puis parcourut l’allée centrale en ramassant de ci de là des boîtes de macaronis et de fromage, des paquets de fruits secs et une cartouche de cigarettes. Il demanda s’il y avait des lames de tronçonneuse, son interlocuteur lui montra où chercher, il trouva le bon carton, y prit deux lames puis s’enquit de l’essence.
« Y a deux bidons dans la cabine, mais c’est que des douze litres.
— Impec. Ça me durera bien jusqu’à la prochaine fois. »
Charlie partit chercher le carburant. Cohen ajouta encore à ses achats deux boîtes de cartouches pour la carabine, une pour le calibre.22 et deux sacs de bœuf séché. En revenant avec les bidons, le vieil homme dit à un des porte-flingues de les ranger à l’arrière de la Jeep, puis il remonta dans le camion, où il examina les marchandises rassemblées par son visiteur.
« T’en as pas pris autant que d’habitude.
— Je n’ai pas besoin d’autant, répondit Cohen avec un haussement d’épaules.
— Pourquoi tu travaillerais pas pour moi ? demanda Charlie, les sourcils froncés. Je te l’ai dit mille fois. T’as aucune raison de rester ici. » Sans mot dire, Cohen secoua la tête, les lèvres pincées. « Y a pas de bruits bizarres qui circulent ? » reprit Charlie.
Cohen hésita une seconde. S’entendit discuter avec Elisa.
« Non. À quel sujet ? Il n’y a personne pour me raconter quoi que ce soit, tu sais. »
Charlie regarda dehors par l’arrière du camion en se frottant les mains.
« Non, rien. Je me demandais, c’est tout. T’as bien une radio ?
— Oui, mais elle ne capte plus comme avant. Je suis censé entendre parler de quelque chose ? De ce que tu cherches, peut-être ? »
Charlie se retourna vers Cohen.
« Non, pas de ça. Ton père et moi, on a été copains x temps, tu te rappelles ? Il serait content que je te dise de te tirer de là. Depuis quand on n’a pas vu le soleil, dans le coin ? Depuis quand on ne l’a vu nulle part, bordel ?
— Je sais ce qu’il dirait.
— Y a ta maison et tout et tout, c’est ta maison de famille et t’as tes fantômes, là-bas, je sais, mais je sais pas tout quand même. »
Cohen essuya son visage mouillé.
« Peu importe.
— Y a plus rien à faire là que mourir », insista Charlie à voix basse, le dos tourné à la file d’attente. « Et c’est pas près de changer.
— De toute manière, il paraît qu’à la Limite, c’est l’enfer.
— Personne ne te reprocherait de partir.
— Non, sans doute. Il n’y a plus personne.
— Tu pourrais envisager de passer à autre chose, c’est ce que je veux dire.
— Pourquoi ? »
Le vieil homme ne répondit pas. Il regardait une fois de plus dehors, par l’arrière du camion.
Cohen sortit un peu d’argent de sa poche.
« Combien je te dois ?
— Donne-moi quarante dollars, grogna Charlie.
— Je sais que ça fait plus. »
Il se pencha pour prendre deux lots de quatre piles LR20 qu’il laissa tomber dans le sac du visiteur.
« Cadeau. »
Cohen pêcha dans sa poche une coupure de cent dollars, qu’il lui donna.
« Pas la peine de me rendre la monnaie.
— Pourquoi tu fais ça, bordel ? »
Il haussa les épaules.
« Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Mets ce qui reste sur le compte de quelqu’un d’autre. »
Charlie prit le billet en secouant la tête.
« Écoute au moins la radio, bordel. T’as bien une putain de radio, hein ?
— J’ai bien une putain de radio. »
Cohen posa les marchandises moins volumineuses sur les deux caisses d’eau puis souleva l’ensemble. Quand il s’engagea sur la rampe, Charlie lui donna une claque dans le dos.
« Allez, vieux, tu peux monter, lança-t-il au type à la pancarte.
— Il était temps, riposta l’autre.
— Ah ouais ? Tu veux te retrouver en bout de file ? »
Cohen salua les gorilles d’un signe de tête en regagnant la Jeep, posa l’eau et les sacs sur la banquette arrière, près des deux jerrycans, et remit son bonnet. Un dernier coup d’œil à l’océan, puis il s’installa au volant, fit demi-tour et repartit en sens inverse. La pluie était supportable, pour l’instant, régulière et douce, mais les nuages du sud-est se transformaient en énormes montagnes noires. Au moment de quitter l’autoroute, il s’arrêta le temps d’ouvrir un sac de bœuf séché, qu’il coinça entre ses jambes. Trois kilomètres plus loin, avant la zone inondée, les deux adolescents marchaient toujours. Le bras de la fille toujours posé sur les épaules du garçon, elle boitant et lui la soutenant. Ils s’arrêtèrent au bruit de la Jeep et se retournèrent pour voir qui arrivait. Cohen s’arrêta aussi, posa le bœuf séché sur le plancher, prit la carabine sous son siège puis repartit. Conscient qu’ils allaient lui faire signe et qu’il serait idiot d’y prêter attention. À son approche, le garçon repoussa le bras de la fille et se mit à agiter la main. La fille se plia en deux.
Continue, se dit Cohen. Continue. L’image du type à la chemise en flanelle lui traversa l’esprit. J’ai pas de fric, ce coup-ci. J’ai rien du tout.
Il ralentit. Puis laissa la voiture s’arrêter à quelques dizaines de mètres des adolescents.
« Restez où vous êtes », leur cria-t-il.
Le garçon se rapprocha de la fille, qui s’appuya contre lui. Elle avait perdu sa casquette de base-ball. La masse emmêlée de ses longs cheveux noirs mouillés lui tombait dans la figure et lui couvrait les épaules.
Cohen se souleva pour leur parler par-dessus le pare-brise, mais les examina avec attention avant de prendre la parole. Ils n’avaient apparemment rien que leurs vêtements. La fille replia ses bras contre sa poitrine pour se réchauffer dans le vent glacial.
« Qu’est-ce que vous foutez là ?
— On marche, répondit le garçon.
— Vous allez où ? Je ne vois pas où vous pourriez bien aller.
— En Louisiane », dit la fille, rejetant d’un coup de tête ses cheveux en arrière.
« Ça fait un sacré bout de chemin. » Cohen montra du doigt la zone inondée à laquelle ils arrivaient. L’eau s’étendait à perte de vue des deux côtés de la chaussée. « Vous avez un vrai marécage, là.