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Kris se mit à rire en allongeant les jambes et en se renversant en arrière, les coudes posés par terre.

« Connais pas. Fille unique.

— Moi, je dis que c’est le paradis. »

Le dernier mot plana un moment entre elles dans l’entrepôt. Le paradis. Elles étaient si loin de tout ce qui pouvait y ressembler qu’elles avaient du mal à se le représenter.

« Je voulais te dire, reprit Nadine. Je suis désolée.

— Pour quoi ?

— Pour ça. »

Elle montrait du doigt le ventre de Kris, laquelle posa la main sur l’imposante rotondité puis se mit à la masser par petits mouvements circulaires.

« Je suis plus désolée pour Lorna que pour moi. »

Nadine acquiesça, avant de rouler à plat ventre, les bras pliés sous la tête, tournée vers sa compagne.

« Je me trompe peut-être, avec mes mauvais pressentiments. On va peut-être se retrouver quelque part. Ça va peut-être aller. Mais je te jure que j’ai presque aussi peur d’arriver à la Limite que de ne pas y arriver. On n’a rien, aucun de nous. »

Kris s’allongea complètement sur le béton, les yeux levés vers les poutres en métal du plafond. Nadine enfouit le visage entre ses bras.

« Et tes frères, où ils sont ? demanda Kris.

— Où Aggie les a laissés, répondit Nadine d’une voix étouffée. On se planquait chez nous pour protéger ce qui restait de notre ferme et de notre équipement, quand il est arrivé avec Joe. Ils faisaient comme s’ils mouraient de faim, tu vois le genre. Ils nous ont bien eus. Un soir, je suis allée dormir dans le camion d’Eddie. Le lendemain matin, mes frères avaient disparu, tous les trois. Aggie fumait sa clope à l’arrière. » Elle roula sur le dos. « Je ne sais pas où aller. Et si je savais, je n’aurais personne, là-bas. »

Kris s’appuya sur les coudes pour se lever, la rejoignit et lui toucha le bras.

« Écoute. Moi, tout ce que je veux, c’est un endroit où accoucher. Ni plus ni moins. En admettant que Dieu ne m’exauce qu’une seule fois pour le reste de ma vie, voilà ce que je Lui demande. Mais quand le bébé arrivera, quand je serai couchée là et qu’on me le donnera, j’aurai besoin de quelqu’un. »

Nadine s’assit, les yeux levés vers Kris.

« Alors je serai là.

— Et on se débrouillera.

— D’accord. »

Elles se serrèrent la main puis se rallongèrent sans un mot de plus. Pendant qu’elles se reposaient en écoutant la pluie, pendant que Mariposa fredonnait pour le nourrisson endormi, un grondement de tonnerre leur rappela soudain à toutes qu’elles étaient complètement perdues, malgré leurs rêves d’avenir.

28

L’entrepôt était vide. Cohen ne s’attendait pas non plus à trouver quoi que ce soit dans le supermarché proprement dit, et il avait raison. Les allées subsistaient, des chariots traînaient çà et là, mais étagères et réfrigérateurs étaient déserts. Quant aux caisses enregistreuses, elles avaient disparu des comptoirs.

« On dirait que quelqu’un a tout prévu, dit-il.

— On dirait, acquiesça Evan.

— Allez, venez, tous les deux, on va jeter un coup d’œil à côté. »

Ils retraversèrent le magasin puis se précipitèrent sous la pluie, dans l’allée qui les séparait de l’arrière-boutique suivante. La porte restait entrebâillée à cause de sa serrure forcée, mais Cohen l’ouvrit en grand pour laisser entrer un peu de lumière. Le nouvel entrepôt se révéla très différent du précédent. Des boîtes ouvertes, à moitié vides, des étagères renversées, la porte du bureau arrachée, jetée par terre. Et, dans la petite pièce, les tiroirs sortis, les classeurs béants, les papiers et dossiers répandus sur le sol. Le magasin était en gros dans le même état. Des portants à vêtements, parfois renversés, des étagères pillées. Mais, éparses, des affaires pour enfant. Pour bébé. Des jouets à l’emballage intact. Evan ramassa un petit camion.

« Hé, tu as vu ça ? »

Brisco s’en empara, tout excité, en déchira la boîte puis se mit à produire des bruits de poids lourd en promenant le véhicule le long des étagères.

« Va chercher les autres », demanda Cohen à Evan, qui alla en effet appeler les trois femmes.

Une minute plus tard, ils étaient tous réunis dans le second magasin, où ils triaient les restes. Mariposa posa le bébé sur une pile de couvertures, il se réveilla et se mit à pleurer, mais personne n’y prêta attention. Aidée de Nadine, elle entreprit de remplir une boîte de chemises, de pantalons et de hochets. Chaque fois qu’elles trouvaient des vêtements pour garçon ou fille, enfant ou bébé, elles les rangeaient dans leur carton en prenant le temps de les examiner un par un, de se les montrer l’une à l’autre, de pousser des oooh et des aaah quand elles tombaient sur quelque chose de particulièrement adorable. La première boîte pleine, elles en prirent une autre, dont Kris décréta qu’elle serait pour le petit. Il ne fallait donc y mettre que des vêtements pour garçon. Elle était presque remplie, et les hurlements de son propriétaire atteignaient leur paroxysme, quand Nadine poussa un cri strident, le poing levé. Un paquet de tétines en dépassait.

« Merci, Seigneur, merci ! » s’exclama-t-elle en ouvrant le paquet, avant d’aller s’agenouiller devant le bébé. « Tiens, petit taré. »

Quand la tétine atteignit la bouche ouverte du nourrisson, il l’engloutit. Ses yeux s’écarquillèrent, puis il se mit à suçoter. Ses traits se détendirent, ses sanglots s’espacèrent. Bientôt, il tétouillait paisiblement et, une minute plus tard, il s’endormait.

« Tiens. Et attention, hein, ne les perds pas. »

Nadine confia le reste du paquet à Kris, ramassa les deux boîtes et ressortit.

À l’autre bout du magasin, Mariposa aidait Evan à en remplir une troisième de jouets destinés à Brisco. Deux camions de plus, un Frisbee, des albums de coloriage. Un dinosaure, un robot, un jeu d’échecs, un jeu de dames. Le gamin leur tournait autour avec le premier camion, qu’il traitait maintenant comme un avion : perdu dans son propre monde, il faisait monter et descendre, atterrir et redécoller le véhicule, en le tenant à bout de bras.

Assis sur une chaise près de la caisse, Cohen fumait et observait. Il regardait à l’extérieur par la vitrine disparue qui livrait passage au vent. Le tonnerre était sur eux ; les éclairs les entouraient de toutes parts, tessons blanc éclatant sur fond gris ; la pluie, un peu moins forte, peut-être, n’en tombait pas moins obstinément. Sa cigarette terminée, il écrasa le mégot sur la moquette puis se tassa un peu, la tête renversée en arrière, appuyée contre le mur, les yeux clos.

Pris de somnolence, il s’aperçut qu’il pensait à Mariposa. Revêtue de la robe noire d’Elisa, persuadée de lui donner ce qu’il voulait.

Il rouvrit les yeux. Assise par terre, la jeune fille essayait maintenant d’emboîter un bras dans un corps bizarre, d’un bleu brillant. Les manches roulées de sa chemise dévoilait ses avant-bras enfantins, mais sa féminité s’affirmait dans ses épaules et sa poitrine, pendant qu’elle se mordait la lèvre en cherchant à reconstituer la créature. Ses cheveux étaient plus noirs qu’une nuit dégagée ; ses yeux pouvaient être très doux, quand elle oubliait le monde extérieur. Cohen se demanda si elle avait ne serait-ce que vingt ans — il en doutait. Il se demanda aussi si elle se coucherait à nouveau contre lui cette nuit-là, où qu’ils s’installent pour dormir. Lorsque le bras bleu se mit en place avec un claquement discret, elle tendit le jouet devant elle et s’aperçut que son compagnon la regardait. Elle baissa les yeux, embarrassée, puis les releva, satisfaite.