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« Là, juste là, cria Evan pour couvrir le vacarme de la pluie. Tu as vu ?

— Où ça ?

— Là-derrière. Le parking. On aurait dit qu’il y avait un vieux magasin à l’écart ou quelque chose comme ça. Je crois bien qu’il restait le toit.

— Bon, hurla Cohen. Reprends le volant et recule, on va jeter un coup d’œil. »

Il referma sa portière, pendant qu’Evan s’empressait de regagner son pick-up. Les deux véhicules parcoururent une vingtaine de mètres en marche arrière, avant de s’arrêter au niveau du parking gravillonné qui s’étendait en effet à droite de la chaussée. Un petit bâtiment de brique en occupait l’extrémité la plus éloignée. Cohen manœuvra de manière à braquer ses phares dessus. Des fenêtres sans vitres, défendues par des barreaux entrecroisés ; pas de porte ; un distributeur de glace rouillé en sentinelle ; une marquise dépouillée de son enseigne ; mais un toit apparemment intact et aucun signe de vie.

Mariposa se pencha en avant, les mains sur le tableau de bord. Cohen passa en pleins phares sans rien y gagner.

« Autant aller voir. »

Sa décision prise, il se munit d’une torche, vérifia qu’il avait bien un pistolet dans une poche puis sortit. Les deux paires de phares l’éclairaient à présent, ainsi que le vieux magasin, faisceaux de lumière jaune hachurés par la pluie oblique. Il s’engagea dans la boutique, disparaissant brièvement de la vue de ses compagnons, mais réapparut aussitôt et leur fit signe de le rejoindre. Mariposa coupa le contact, Evan l’imita de son côté puis mit pied à terre, avant que Brisco ne se jette de la banquette dans ses bras. Kris, elle, descendit avec Nadine et le bébé, quasi portée par la première et portant le second. Ils s’approchèrent tous de la bâtisse d’un pas prudent.

« Attention, ça glisse », prévint Cohen quand ils entrèrent, un à un.

Sa torche éclairait un linoléum humide, noir de crasse et encombré de linéaires renversés. Le long du mur du fond s’alignaient des frigos vitrés, où les ouvriers avaient autrefois trouvé de la bière et du Coca bien frais après une journée dans les champs ou sur un chantier. Les portes ouvertes et les clayettes semblaient attendre, pleines d’espoir, le jour où bouteilles et canettes en reprendraient possession, à la grande joie des assoiffés. C’était un petit magasin, ses fenêtres laissaient entrer la pluie, mais il pourrait servir de refuge.

Le groupe se rassembla au milieu de la pièce, parmi les étagères cassées. Evan donna un coup de pied dans la plus proche, qui glissa et en heurta bruyamment une autre.

« Nom de dieu ! » s’exclama Nadine, saisie. Brisco se cramponna à la jambe de Kris. « Je sens que la nuit va être longue. »

Cohen promenait toujours le rayon de sa torche à travers la boutique. Ils suivaient la lumière du regard sans s’éloigner les uns des autres, unis par une tension palpable, comme si le faisceau errant allait leur dévoiler quelque chose de traumatisant. Au fond, dans un coin, apparut une porte cadenassée. Des plaques de moisissure s’accrochaient aux murs crème, sous le plafond affaissé à force de fuites d’eau. Quelques ruisselets en coulaient d’ailleurs par endroits, mais il n’avait pas encore lâché.

L’adolescent dénicha en furetant derrière le comptoir deux chaises pliantes et un petit banc, sur lesquels s’installèrent son frère et les femmes. Il s’approcha ensuite de la porte fermée, suivi de Cohen, qui braqua sa torche sur le cadenas.

« Pas très impressionnant, lança Evan. Pas pour quelqu’un qui veut vraiment passer. »

Cohen promena le pinceau lumineux sur l’ensemble du battant métallique. Il était tout bosselé — et maculé d’empreintes de semelles, sur la moitié inférieure.

« Si ça se trouve, elle est plus solide qu’elle n’en a l’air.

— Tu parles, c’est rien du tout.

— Peut-être.

— Tu l’ouvres ? » demanda Evan.

Son compagnon haussa les épaules, fit demi-tour et rejoignit les autres. L’adolescent lui emboîta le pas. Ils s’assirent sur le comptoir, Cohen promena une fois le plus le rayon de la torche à travers la pièce, puis il éteignit la lumière. Nadine demanda à prendre son tour, et Kris lui donna le bébé. Tout le monde resta un moment tranquillement assis, sans mot dire. La pluie tombait ; le vent entrait par bourrasques.

Dans le calme et l’obscurité de cet espace confiné, le poids de leur histoire se déposait peu à peu autour d’eux. La tempête étouffant le moindre bruit, ils planaient au sein d’un véritable néant sonore — lourd bourdonnement ininterrompu. Mariposa se tassait sur sa chaise, Brisco dans les bras. Nadine se penchait en avant, la tête appuyée au corps emmailloté du nourrisson. Kris allongeait les jambes, les mains posées sur le ventre. Evan regardait Brisco. Cohen, ses propres mains. Silhouettes lasses immobiles.

Petites choses confrontées à une grande chose. Une chose énorme. Implacable. Petites choses épuisées aux vies si étranges, si extraordinaires qu’il semblait logique de les trouver là, dans cette bâtisse abandonnée d’une région abandonnée, en cette nuit de tempête et ce monde de tempête. Assis, figés, ils exsudaient l’épuisement. Peut-être même le désespoir. Ou l’impuissance. Ils avaient commencé la journée en pensant à la ligne d’arrivée, mais le torrent de la fatalité avait emporté cette pensée.

Cohen se releva et alla se planter au centre de la pièce, entre les linéaires renversés. Les bras croisés. L’oreille tendue. Scrutant l’obscurité. Ruissellements, écoulements. Il se demandait quelle vie aurait le bébé. S’il aurait seulement une vie. Si elle serait assez longue pour lui permettre de découvrir un ailleurs quelconque. Un ailleurs normal où les lampes fonctionnaient, où les réfrigérateurs gardaient la nourriture au frais, où les lits étaient moelleux, où il arrivait au soleil de briller, où on circulait en voiture, où on avait un travail, où on allait chercher ce dont on avait besoin dans les magasins, où le tonnerre n’avait rien d’un signal d’alarme mais annonçait juste de quoi faire pousser les roses et le jardin. Le bébé vivrait-il assez vieux pour arriver ailleurs ? Et, s’ils réussissaient à l’emmener ailleurs, qui lui changerait ses couches ? Qui lui apprendrait le nom des couleurs et l’alphabet ? Aurait-il des amis ? Irait-il à l’école ? Appellerait-il jamais quelqu’un maman et papa ? Jouerait-il au tee-ball ? Ferait-il du vélo ? La faim cesserait-elle d’être une menace pour lui ? Connaîtrait-il sa propre histoire — lui dirait-on où il avait vu le jour, qui était son père, quel miracle représentait sa seule présence sur cette terre ? Que saurait-il des marginaux qui auraient réussi à lui faire franchir la Limite ? Il en était loin. Ils en étaient loin. De quelque manière qu’on considère la chose. Très loin.

Cohen décroisa les bras et regarda ses mains. Il évoqua le couteau, la mère du bébé, ses hurlements, ses supplications, son sang. Dans la nuit d’encre, ce sang engloutissait l’esprit de Cohen et baignait ses pensées de rouge — les murs étaient rouges, le linoléum, l’eau qui tombait du plafond et les flaques qu’elle formait, les embruns soufflés par les fenêtres, sa propre barbe dégoulinante. Son champ de vision tout entier était saturé de rouge, pendant que Lorna implorait de l’aide, puis la voix de la jeune femme se transformait, c’était lui maintenant qui appelait au secours, assis au bord de la route, la tête d’Elisa entre les mains, c’était lui qui implorait de l’aide, mais personne ne pouvait lui en apporter, ce qui était fait était fait, le choix était fait, elle allait mourir, le bébé allait mourir, et Cohen n’y pouvait rien, absolument rien. Sa voix résonnait à ses propres oreilles, le sang d’Elisa imbibait ses pensées, ruisselait sur ses mains et ses jambes, la tête d’Elisa pesait dans la coupe de ses paumes, il implorait une aide qui ne venait pas et le pouls d’Elisa s’évanouissait, le pouls de leur petite fille s’évanouissait.