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Cette fois, Evan poussa le bas de la porte avec le pied. Ce qui faisait obstacle de l’autre côté céda, elle s’ouvrit en grand, et il se mit presque aussitôt à sautiller en gesticulant. Cohen ne tarda pas à l’imiter. Le rayon de la torche éclairait une arrière-boutique grouillante de rats, qui y abandonnaient des emballages de pâtes, de cacahuètes, de pommes de terre et autres produits de première nécessité pour se précipiter dans le magasin. Ils envahirent la supérette par centaines, pendant qu’Evan et Cohen dansaient d’un pied sur l’autre, glissaient, dérapaient. Les rongeurs aussi dérapaient sur le linoléum mouillé, mais ils escaladaient les étagères, les murs, ils se répandaient partout. Les femmes s’étaient levées en hurlant, y compris Kris, chez qui la peur des rats avait momentanément éclipsé la douleur. Mariposa l’avait aidée à se redresser, avant de hisser Brisco sur le comptoir. Tout n’était plus que cris, gesticulations et rats, rats, rats. Evan tomba brutalement sur les fesses, puis à la renverse ; ils l’escaladèrent, lui aussi. Il se releva en gigotant et en se secouant pour les déloger, pendant que Cohen chassait à grandes claques ceux qui s’accrochaient à ses jambes — tout le monde dehors, bordel de merde, criait-il. Nadine et le bébé furent les premiers à obtempérer, suivis de Kris, soutenue par Mariposa. Brisco, lui, sautillait toujours sur le comptoir en hurlant. Cohen l’attrapa au passage mais faillit se faire renverser par Evan, qui fonçait vers la sortie comme un épouvantail en fuite.

Nadine s’était coincé le bébé sous un bras à la manière d’un ballon de foot, soutenait Kris de l’autre bras et luttait contre le vent pour faire entrer tout ce petit monde dans la camionnette. Les derniers restes de la marquise en aluminium se détachèrent d’un seul coup et s’écrasèrent sur le pare-brise, au moment où les deux femmes se glissaient par la portière. Mariposa marcha dans une flaque profonde, poussa un cri et tomba, avant de s’asseoir dans l’eau, cramponnée à sa cheville. Evan se précipita à la rescousse pour l’aider à gagner l’autre camionnette. Malgré le martèlement rageur de la pluie, Cohen réussit à ouvrir la portière côté conducteur, Brisco à califourchon sur la hanche, puis à jeter le gamin à l’intérieur.

« Je vais voir Kris », annonça-t-il quand ils se retrouvèrent tous les quatre au sec. « Prends le volant, Evan. »

Mariposa se tenait toujours la cheville, gémissante, mais l’adolescent leur passa par-dessus, elle et Brisco, pour s’installer à la place du conducteur. Déjà, Cohen était ressorti et fonçait vers le véhicule des deux femmes. Lorsqu’il y monta, Kris se tenait le ventre, pliée en deux par terre, le bébé hurlait et Nadine avait l’air complètement abasourdie.

Il lança le moteur puis alluma les phares. Les rats se bousculaient follement, dans le magasin et sur le seuil, mais il n’y en avait pas un pour sortir sous la pluie.

« Tu peux t’asseoir ? » demanda Cohen à Kris.

Seul un « Oh, merde » lui répondit, sur fond de hurlements.

La tempête évoquait le roulement de mille tambours ; le vent balançait la camionnette.

« Putains de rats ! brailla Nadine.

— Oh, merde, gémit Kris.

— Où est passée la tétine, bordel ? » s’exclama Cohen.

Nadine chercha à tâtons sur le siège et le plancher, sans rien trouver, jusqu’à ce que Kris lâche :

« Ma poche. »

Sa compagne fouilla donc dans la poche de son manteau et en sortit une tétine qu’elle porta aux lèvres du bébé. À peine l’eut-il prise en bouche qu’il se mit à la suçoter. Nadine remercia le ciel ; Kris non, trop absorbée par la sensation que quelque chose allait jaillir de son corps. Une des portes du distributeur de glace s’ouvrit brusquement, se décrocha et disparut sur le parking, qui se transformait rapidement en mare.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Nadine d’une voix suraiguë, vibrante d’anxiété. Elle promenait la main sur le visage et le crâne du nourrisson. « Il est brûlant. Il faut faire quelque chose.

— Sans déc’ », répondit Cohen — qui ne savait pas quoi faire.

Un coup de klaxon. Mariposa leur faisait signe. Evan partit en marche arrière, Cohen l’imita, et ils regagnèrent la route.

« Il ne sait pas où aller, reprit Nadine.

— Je n’y peux rien, répondit Cohen. Vous voulez que je les laisse partir ?

— Oh, enculé », souffla Kris entre ses dents serrées. Après quelques halètements supplémentaires, elle demanda de l’aide à Nadine pour se redresser, l’attrapa par le bras et réussit à se relever, mais s’effondra aussitôt sur la banquette en se tenant le ventre. « Non, non et non.

— Croise les jambes, conseilla Nadine.

— Pour quoi faire, bordel ?

— J’en sais rien, merde ! »

On n’y voyait presque rien sur la petite route de campagne. Evan roulait à une allure d’escargot, mais il avançait malgré tout, jusqu’à ce qu’une pente descendante menant à une zone inondée l’empêche de continuer. La chaussée disparaissait sous l’eau aussi loin que portaient les phares. Cohen s’arrêta en voyant s’allumer les feux de recul de la première camionnette puis fit marche arrière, lui aussi. Les pneus patinèrent un peu dans le mélange d’eau, de boue et de terre qui dévalait l’asphalte, mais finirent par trouver assez de prise pour permettre au pick-up de regagner le niveau du magasin.

Les deux véhicules firent alors demi-tour et, cette fois, Cohen prit les devants. La nuit était si noire, la pluie si dense. Les douleurs de Kris s’apaisèrent au fil de leur progression laborieuse sur les petites routes, pendant que le bébé s’endormait en suçant sa tétine et que Nadine restait curieusement silencieuse. Des kilomètres de campagne déserte séparaient les maisons. Cohen suivit plusieurs longues allées carrossables pour découvrir au bout du compte que la demeure associée n’existait plus. Ou qu’il n’en restait que la moitié, indigne de confiance dans une tempête. Quelques tentatives supplémentaires et, une heure plus tard, un chemin tortueux les mena à la surprise générale jusqu’à un corps de ferme d’un étage qui tenait bon.

31

Evan s’arrêta à côté de Cohen. Ils restèrent un long moment immobiles, à regarder la maison éclairée par les deux paires de phares. Les intempéries avaient altéré sa beauté d’antan : sa peinture blanche s’écaillait, le vent avait emporté la moitié de ses persiennes, et il lui manquait quelques vitres. Ils l’observèrent un long moment, à l’affût d’une lumière ou d’un mouvement, mais rien ne bougeait. Ses grandes fenêtres rectangulaires évoquaient d’immenses yeux noirs, fixés sur eux. Un petit signe de Cohen, et les deux pick-up se rapprochèrent de la bâtisse, la contournèrent puis se garèrent juste derrière, près de la véranda qui longeait tout le mur. Elle s’était effondrée sur la droite, son toit avait disparu par endroits, l’eau y coulait et y ruisselait sans entrave, mais la porte de service qu’elle avait protégée autrefois était fermée. Un réfrigérateur gisait juste à côté, sur le flanc.

Cette fois, Cohen fit signe à Evan d’attendre puis repartit en marche arrière pour promener ses phares sur la maison, attentif. Les arrivants cherchaient tous à distinguer à l’intérieur une ombre, un mouvement. Rien.

Cohen coupa le moteur, sortit et s’empressa de contourner la camionnette pour aider à descendre Nadine, chargée du bébé, puis Kris. Un instant plus tard, ils montaient prudemment les marches de la véranda et ouvraient la porte de service.

« Y a quelqu’un ? appela Cohen. Eh oh ? On cherche un abri pour la nuit, c’est tout.

— Y a personne », affirma Nadine en le bousculant pour entrer.