Выбрать главу

Elle s’avança dans la maison comme chez elle, Kris sur les talons. Mariposa, Evan et Brisco ne s’y engagèrent qu’à la suite de Cohen.

Il tira la torche de sa poche pour en promener le rayon dans la première pièce. Une vaste cuisine, aux placards impressionnants et au plancher grossier, gondolé par l’humidité.

Ils parcoururent le rez-de-chaussée sans se séparer. Quatre grandes pièces vides, toutes dotées du même genre de plancher. Deux cheminées, dont les manteaux artisanaux devaient bien avoir un siècle. Les murs et les plafonds tachés par les infiltrations. Des branches et des feuilles dispersées çà et là, apportées par le vent auquel les vitres cassées livraient passage. Les intrus finirent par monter l’escalier qui divisait la maison, prudemment, de crainte que quelques marches ne soient pourries. À l’étage les attendaient des dégâts supplémentaires, des endroits où l’eau coulait manifestement du toit et quatre autres pièces, dont une aux vitres intactes. Le vent et la pluie s’engouffraient par les fenêtres sans persiennes, et les visiteurs retenaient leur souffle à chaque bourrasque brutale, car la demeure vacillait. Pas un meuble, nulle part. Dans la salle de bains qui séparait deux des chambres se trouvaient une baignoire aux pieds griffus et deux lavabos sur colonne. Cohen braqua le rayon de sa torche sur la baignoire et se figea. Avant de promener la lumière sur le robinet incurvé.

« Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Evan.

— Pourquoi tu chuchotes ? Y a pas de rats, j’espère ? demanda Nadine.

— Une minute », marmonna Cohen.

Il s’approcha de la baignoire sans en détourner le faisceau lumineux, se pencha et toucha du bout du doigt l’extrémité du robinet. Humide. Il fit alors descendre le rayon de la torche jusqu’à l’écoulement, qu’il toucha également et qui s’avéra également humide. Quand il tourna la poignée correspondant à l’eau froide, un gémissement s’éleva au bout de quelques secondes à peine, suivi de crachotements brun-rouge. Crachotements et toussotements se poursuivirent un moment, le liquide était saturé de petits grains foncés, mais Cohen se garda bien d’en couper l’arrivée. Quelques instants plus tard, le nettoyage de la tuyauterie terminé, un flot d’eau jaillit du robinet.

Il recula, souriant.

« Nom de Dieu.

— J’y vais, s’écria Nadine. Prem’s. » Elle fit volte-face pour donner le bébé à Kris, se rua hors de la pièce, dévala l’escalier puis se mit à courir à travers toute la maison en hurlant : « Une baignoire ! De l’eau ! Une baignoire ! De l’eau ! On a une baignoire et de l’eau ! »

Kris, chargée du bébé, Mariposa et Brisco regagnèrent également le rez-de-chaussée.

« J’avais pas vu ça depuis un bail, dit Evan. Franchement, je prendrais bien un bain aussi.

— Un bain froid, prévint Cohen.

— Pas plus que les toilettes d’oiseau auxquelles on a droit depuis une éternité.

— C’est vrai. »

L’adolescent contourna la baignoire pour faire le tour de la salle de bains.

« Désolé de ce qui s’est passé là-bas, reprit-il.

— Ne t’inquiète pas pour ça, répondit Cohen en secouant la tête.

— J’étais curieux.

— Sans déc’.

— Je n’aurais jamais cru qu’il y avait des milliers de rats. »

Cohen alla regarder par la fenêtre en promenant la lumière de la torche à l’extérieur. Il revoyait la tête que faisait le garçon quand ils s’étaient tous enfuis du centre commercial, après avoir abattu les quatre hommes.

« Je regrette d’avoir été obligé de te demander de tirer », déclara-t-il en se retournant. Pas de réponse. « Ça va, tu te sens bien ?

— Ça va, acquiesça Evan.

— Je me méfie de pas mal de choses, tu sais, mais en ce qui te concerne, toi, je n’ai aucune inquiétude, je tiens à ce que tu le saches. »

L’adolescent ouvrait la bouche, quand des pas résonnèrent dans l’escalier, puis le couloir de l’étage. Les autres arrivaient avec des lanternes, des savons, des serviettes et des vêtements. Mariposa fermait la marche, le bébé dans les bras.

« Dehors, allez, dehors », ordonna Nadine en poussant les deux hommes vers la porte, aidée de Kris.

« Viens, Mariposa, appela cette dernière. Le bébé d’abord.

— Où est Brisco ? s’enquit Evan.

— Il ne veut pas se baigner, répondit Mariposa.

— Allez-y, remplissez la baignoire. Mais ne vous déshabillez pas tout de suite, j’ai une idée », intervint Cohen.

Il redescendit l’escalier puis regagna les camionnettes en compagnie d’Evan, qui braqua la torche sur lui pendant qu’il soulevait la bâche d’une des remorques et passait la tête en dessous. Après avoir mis la main sur le réchaud, il l’apporta à la salle de bains, où il en démonta les pieds et le glissa sous la baignoire — juste assez haute. Des flammes bleues léchèrent le fond du bac dès qu’il alluma le brûleur avec son briquet.

« Ça va réchauffer un peu l’atmosphère, dit-il.

— Le génie de la plomberie ! s’exclama Nadine. Maintenant, allez-vous-en. »

Cohen et Evan regagnèrent les camionnettes, une fois de plus. Ils réussirent malgré la tempête à en sortir le nécessaire pour la nuit — à manger, à boire, des couvertures — et emportèrent le tout à la cuisine. Ensuite, Cohen ressortit seul, chercher un fusil et des munitions.

Les deux frères et lui s’étaient assis par terre dans la cuisine, après avoir enlevé leurs manteaux. Il buvait une bière, pendant que les garçons partageaient une bouteille d’eau en mangeant une boîte de haricots verts. Les voix féminines à l’étage, la pluie, les poussées du vent, Brisco essayant d’expliquer qu’il n’avait pas besoin de bain, Evan essayant d’expliquer que si. Puis Evan :

« Elle t’aime bien, tu sais. » Silence. « J’ai dit : elle t’aime bien, tu sais.

— J’ai entendu, répondit Cohen.

— Tu ne savais pas ? »

Il secoua la tête, prêt à se lancer dans une plaisanterie sur les potins de lycéens — « Il a dit que… Elle a dit que… » —, quand la pensée lui vint qu’Evan ne saurait pas de quoi il parlait. Evan n’avait jamais arpenté les couloirs d’un lycée, échangé des messages, participé aux entraînements de foot, séché les cours, entamé une exploration tâtonnante sur la banquette arrière en compagnie de la fille du cours d’histoire. Il n’était jamais allé au ciné avec une copine, il n’avait jamais roulé les vitres ouvertes et la musique à fond par un bel après-midi de printemps. Il avait l’âge idéal, mais il ne savait pas ce que c’était. D’ailleurs, il avait manifestement dépassé ce genre de choses de très loin. Alors seulement, Cohen sentit le poids des autres dans cette maison, en ce point précis de la carte, sous la Limite. Il avait toujours eu conscience de ne pas être le seul endeuillé, mais le deuil des autres lui semblait différent à présent, plus vrai, plus précis, parce qu’il avait des yeux, un visage, des bras et des jambes.

« À mon avis, c’est juste qu’elle se sent seule, déclara-t-il. Comme tout le monde.

— Nan. Y a pas que ça.

— Tu te souviens qu’elle voulait me tuer, au moins ?

— Je m’en souviens, admit Evan en riant. Mais elle ne voulait pas vraiment. Je t’ai déjà dit qu’on ne voulait pas vraiment. On était obligés.

— Tu m’as dit que tu ne voulais pas vraiment. Il n’était pas question d’elle.

— D’accord, mais tu sais parfaitement que c’est pareil. De toute manière, tu dois être au moins deux fois plus vieux qu’elle.