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— Je n’irais pas jusque-là.

— Si, si, c’est possible.

— Quel âge elle a ?

— Dix-huit, dix-neuf ans ? se demanda Evan en haussant les épaules.

— Tu n’en sais rien.

— Je ne lui ai jamais posé la question.

— Quel âge crois-tu que j’ai ?

— Dans les deux fois plus. »

Cohen secoua la tête.

« Là, tu m’as eu. »

Brisco se leva et se mit à jouer avec l’ombre qu’il projetait sur le mur, les bras tendus, planant comme un aigle.

« Tu l’aimes bien, toi ? reprit Evan.

— Non. Pas vraiment.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— C’est pas une réponse. » Il souffla, s’essuya la bouche sur la manche de sa chemise puis posa la boîte de haricots verts par terre. « Moi, je dis que… »

Il s’interrompit.

« Tu dis que quoi ?

— Rien.

— Allez, vas-y.

— Je dis que c’est un miracle que quelqu’un arrive à trouver quelqu’un d’autre ici. Surtout toi. »

Cohen sirota sa bière en cherchant une réponse.

« Personne n’a trouvé personne. Personne ne cherche personne. D’ici une soixantaine de kilomètres, à vue de nez, la route va tous nous séparer.

— Tu crois ça ?

— Quoi, au juste ?

— Qu’on va tous se séparer. »

Deux bières supplémentaires étaient posées par terre près de Cohen. Il en ramassa une, qu’il tendit à Evan.

« Tiens. »

Le garçon prit la canette, remercia son interlocuteur d’un hochement de tête puis enchaîna :

« Qu’est-ce que tu faisais ?

— Comment ça, qu’est-ce que je faisais ?

— Dans la vie. Comme boulot.

— Je construisais des maisons. J’en ai construit pas mal qui ont fini en tas de cailloux.

— Où tu avais appris ?

— C’était le travail de mon père. Je me suis mis à bosser avec lui l’été, quand j’avais à peu près ton âge, je suppose. Après, j’ai continué. »

Evan réfléchit une minute en sirotant sa bière.

« Je crois que ça me plairait. De passer mes journées dehors, tout ça. De voir arriver quelque chose tous les jours. Ça te plaît, à toi ?

— Ça me plaisait, oui. J’ai même continué un moment, quand c’était déjà le bordel.

— Tu penses à ton truc, derrière chez toi.

— Mon truc, oui », acquiesça Cohen. Il se sentait maintenant complètement idiot de s’être imaginé capable de terminer cette chambre. « Je préférerais qu’on parle du temps.

— D’accord. Je te parie qu’il va pleuvoir.

— Il pleut déjà », intervint Brisco, en dessinant une ombre chinoise en forme de gueule d’alligator.

« Alors heureusement qu’on a une ferme, dit Cohen. Y compris une baignoire, l’eau courante et une cuisine.

— Dommage qu’on n’ait pas de bois pour le feu, ajouta Evan.

— C’est vrai. »

Cohen s’accorda une minute de réflexion, posa sa canette, dit qu’il y avait peut-être un moyen, allez, viens et prends la lanterne. Ils gagnèrent une autre pièce au plancher gondolé, Evan leva la lanterne, Cohen glissa les doigts sous une des planches et tira. Elle se souleva sans problème et, la première arrachée, les autres suivirent d’autant plus facilement. Quelques minutes plus tard, la moitié du parquet de la chambre était empilée dans un coin. Brisco fut chargé de tenir la lampe, Cohen et Evan prirent chacun une brassée de bois, puis il gagnèrent tous trois la pièce principale, dotée d’une cheminée, près de laquelle ils laissèrent tomber leur récolte.

« T’as pas peur de foutre le feu à la maison ? » s’enquit Evan.

Cohen s’agenouilla et demanda à Brisco de s’approcher avec la lanterne. Le gamin se posta près de lui pour l’éclairer, pendant qu’il passait la main sur les briques du conduit, à la recherche de mortier effrité. Rien.

« On n’a qu’à essayer », dit-il.

Ils essayèrent donc, et les planches de bon chêne s’enflammèrent sans difficulté. Quand les femmes redescendirent, les cheveux mouillés, le visage luisant, la pièce baignait dans la chaleur et la lumière. Peu leur importait à tous de brûler la maison même qui les abritait.

32

Mariposa s’éloigna discrètement, alla chercher une bougie sur le comptoir de la cuisine, l’alluma puis remonta passer les chambres en revue. Parquet gondolé, plâtre écaillé, tapisserie en lambeaux, nids d’oiseaux désertés et cheminées moisies. Les pièces spacieuses lui firent imaginer la maison occupée par une grande famille — les enfants à l’étage, le vacarme permanent de leurs cavalcades et de leurs jeux, pendant que les parents buvaient un café en lisant le journal au rez-de-chaussée, dans la brise automnale rafraîchissante accueillie par les fenêtres ouvertes.

Mariposa, elle, se tenait à l’écart des fenêtres et protégeait de la main la flamme de la bougie, car le vent et la pluie malmenaient la ferme. Le papier peint déchiré d’une des chambres battait dans les courants d’air ; la porte du placard ne tenait plus que par la charnière supérieure. Le lumignon entraîna la jeune fille jusqu’à la cheminée, ornée de rosiers grimpants gravés à la main. Elle promena le bout des doigts sur les feuilles puis les pétales, toujours aussi soyeux, posa la bougie et prêta l’oreille à la pluie, aux voix et aux mouvements des autres. La flamme dansait. Appuyée des deux mains sur le manteau de la cheminée, les bras très écartés, Mariposa laissa tomber sa tête en avant. Ses cheveux se déployèrent autour d’elle. Ils lui arrivaient presque aux genoux.

« Il n’existe rien de tel », murmura-t-elle, prête à recueillir la réponse de sa grand-mère. « Il n’existe tout simplement rien de tel. »

Elle releva la tête, les yeux fixés sur les plantes grimpantes onduleuses, délicatement sculptées.

Tout disparaissait. Les fantômes du Carré français qu’elle traquait, enfant, en jouant à cache-cache avec ses copains dans le sillage de la carriole à touristes — pendant que le cocher en pardessus et chapeau mou noir régalait ses passagers d’histoires fantastiques où les pirates, les criminels exécutés et les débutantes au cœur brisé rôdaient toujours dans les ruelles obscures. L’odeur de l’encens qui émanait de la pièce réservée à la divination, quand sa grand-mère délivrait les messages d’outre-tombe aux âmes pleines d’espoir qui lui faisaient face, de l’autre côté de la petite table. Les esprits, les dieux, les anges en suspens entre les royaumes de la vie et de la mort, qui se portaient à l’aide des hommes, les acculaient dans un coin ou les observaient en attendant le moment d’intervenir pour les sauver de la catastrophe. Ils disparaissaient tous, parce que le monde le plus réel s’acharnait sur elle, s’acharnait sur eux, s’acharnait sur tout de partout.

Mariposa attendait que la voix de sa grand-mère entre par la fenêtre ou suinte telle une fumée languide du conduit de la cheminée. La voix qui avait créé l’optimisme de son enfance, la croyance aux merveilles. Elle attendait que cette voix s’en vienne doucement, comme la flamme de la bougie, l’assurer que ces choses-là existeraient toujours. Si violent que se montre le monde, quoi que les hommes fassent à leurs frères, quoi qu’ils te fassent, à toi, quoi que tu perdes, si ardemment que tu désires l’impossible, ces choses existent dans l’ombre, dérivent au gré des nuages, se lèvent avec le soleil. Elles t’attendent. Elles veillent sur toi.

La jeune fille avait beau tendre l’oreille, la voix de la vieille femme restait inaudible. Mariposa regarda le bout humide et plissé de ses doigts. Le porta à sa bouche.