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— On sait », dit le garçon.

Cohen se pencha en avant pour cracher par terre puis se rassit.

« Pourquoi vous allez en Louisiane ?

— Y a l’électricité, là-bas. »

L’adolescent ne pouvait avoir plus de seize ans. L’étroitesse de ses épaules se devinait sous sa grosse veste d’étudiant.

« Ah, dit Cohen.

— Ah, quoi ? riposta la fille en se redressant. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

— Tais-toi, lui dit son compagnon.

— Tais-toi toi-même.

— Taisez-vous tous les deux. Qu’est-ce qu’elle a ?

— Comment ça ?

— Pourquoi elle se traîne ?

— Un serpent l’a mordue à la jambe. »

Cohen frotta sa barbe piquante en les examinant, à la recherche d’une expression ou d’un mouvement bizarres.

« Il fait trop froid pour les serpents. Depuis un bail.

— Ça fait un bail. Avant que la température baisse. Regardez. »

Le garçon se pencha, écarta le pardessus de la jambe de la fille et lui releva le bas de son pantalon. Elle portait des tennis sans chaussettes. On aurait dit que quelqu’un lui avait tripatouillé toute la cheville avec la pointe d’un couteau.

« Ce n’est pas une morsure de serpent, observa Cohen.

— Non, tu crois ? » rétorqua-t-elle, avant de rabaisser son pantalon. « Ça a gonflé, et ça ne veut pas dégonfler.

— Ce n’est pas gonflé. Et si ça l’était, ce n’est pas de marcher qui arrangerait les choses.

— Y a rien qui les arrange, intervint le garçon. Y nous faut un médecin. Vous en connaissez un ? »

Cohen secoua la tête. Ils s’entre-regardèrent tous les trois, puis il jeta un coup d’œil en arrière, à l’est, où les nuages profonds envahissaient peu à peu le ciel quasi crépusculaire. La foudre étincela au-delà, ligne erratique aiguisée qui toucha l’horizon. Il ne restait guère qu’une heure de jour, et le froid augmentait.

Laisse-les se débrouiller.

« Je suppose que vous ne voulez pas nous aider à traverser, reprit le garçon.

— Si je vous aide à traverser, il va falloir que je vous emmène plus loin.

— Non, non, je vous jure que non.

— Tu ne vas pas le supplier, quand même, intervint la fille.

— Je ne le supplie pas, je lui pose une question. Merde, quoi. »

Cohen leva la carabine pour la leur montrer.

« Vous voyez ça ? »

Ils hochèrent la tête.

« Vous comprenez ?

— Oui, monsieur », répondit le garçon.

La fille resta silencieuse.

« Et toi, la mordue, tu comprends ? insista Cohen.

— Oui.

— Je vous fais traverser la zone inondée. Après, je vous dépose.

— Super, dit le garçon. C’est tout ce qu’on demande. On veut juste aller en Louisiane.

— Arrête avec ça. Je ne sais pas qui vous a raconté des choses pareilles. La mare que vous voulez traverser, là, est deux fois moins profonde que le lac géant qui recouvre toute la Louisiane. Bon, restez où vous êtes. »

Cohen descendit de voiture puis redisposa les jerrycans d’essence, les sacs et les caisses d’eau de manière à libérer une place sur la banquette arrière. Il tira ensuite de leur sachet les lames de tronçonneuse et les boîtes de munitions, qu’il poussa le plus loin possible sous le siège conducteur. Quand il en eut terminé, il fit signe aux jeunes gens de le rejoindre. La fille avait beau boiter, elle se débrouilla toute seule. Il ordonna au garçon de monter à l’avant et d’installer mademoiselle à l’arrière. Le jeunot aida sa copine à contourner la Jeep, puis elle se tortilla sur la banquette pour dérouler son pardessus pendant qu’il prenait possession du siège passager. Une fois satisfait de leur position, Cohen remonta au volant. Il tenait maintenant la carabine de la main qui passait les vitesses. Ses gestes mal assurés ne lui plaisaient pas, mais sa décision était prise : il ne lui restait qu’à se remettre en route.

Il se tourna vers la fille pour lui dire de prendre de l’eau et d’en donner à son copain. Elle déchira l’emballage plastique d’un pack et en tira deux bouteilles, dont une qu’elle passa au garçon. Ils les burent en animaux assoiffés, vidant chacun la sienne avant même que la Jeep n’atteigne la zone inondée. Cohen dit alors à la fille d’en prendre deux de plus et de les mettre dans les poches de son pardessus, ce qu’elle fit.

La voiture s’engagea lentement dans la mare. Il scrutait la route droit devant lui, cramponné à sa carabine, tout en gardant l’œil sur ses passagers. Le garçon se pencha, ramassa le sac de bœuf séché et lui demanda la permission de se servir. À peine l’eut-il obtenue qu’il tendit quelques lanières de viande à la fille. Ils se mirent à mastiquer avec ardeur, pendant que les vaguelettes soulevées par la Jeep se propageaient dans l’eau, mais à mi-chemin, le garçon se retourna pour dire quelque chose à sa copine. Cohen lui ordonna de regarder dorénavant droit devant lui puis en dit autant à la fille. Il avait passé la seconde et le levier de vitesse vibrait contre le canon de la carabine, l’obligeant à crisper de toutes ses forces le pouce et l’index pour ne pas lâcher prise. Ils progressaient toujours, ils avaient dépassé la partie la plus profonde de la mare et entamaient la remontée quand le garçon se retourna, une fois de plus. Cohen freina avec une telle brutalité que la secousse souleva des éclaboussures qui retombèrent sur le plancher de la Jeep. Il fourra son arme sous le menton de son passager.

« Tu entends ce que je te dis, bordel ? Tu entends, oui ?

— Oui », répondit l’adolescent presque sans remuer les lèvres, le menton levé vers le ciel.

« Tu regardes en avant ou tu descends.

— Oui. »

Cohen baissa son arme, repassa en première et repartit.

« Je vérifiais juste qu’elle va bien, reprit le garçon.

— Je ne veux plus rien entendre.

— Elle s’est fait mordre par un serpent, vous savez.

— Je t’ai dit de te taire.

— Je vous jure sur la tête de ma mère qu’elle s’est fait mordre par un serpent.

— Mais ferme-la, bordel.

— Elle ne peut même pas marcher. »

Le garçon se retourna vers la fille qui, cette fois, se pencha en avant. Quelque chose s’enroula autour du cou de Cohen, dont la tête partit brutalement en arrière pendant que la carabine faisait feu, pulvérisant le pare-brise. Il lâcha son arme dans l’espoir de glisser les doigts sous la cordelette, mais le garçon se servait à présent de lui comme d’un punching-ball, ce qui l’obligeait à se défendre d’une main tout en cherchant à écarter de l’autre celles de la fille. Sa réserve d’air s’épuisait rapidement, et ses yeux s’exorbitaient sous les longs cheveux noirs qui lui retombaient dans la figure. Leur propriétaire faisait de son mieux pour l’étrangler, pendant que les coups de poing pleuvaient toujours, sur elle autant que sur lui. Quand Cohen chercha à se tortiller pour se retourner, il s’aperçut que le garçon le maintenait à sa place. Le sang lui montait à la tête. En désespoir de cause, il lâcha le poignet qu’il tentait d’éloigner de sa gorge, attrapa ses deux agresseurs par les cheveux puis tira le plus violemment possible avant d’étouffer pour de bon. La fille tomba en avant, hurlante, ce qui relâcha la pression de la cordelette. Son compagnon tenta de se libérer en griffant le bras de leur victime mais, déjà, l’air rendait ses forces à Cohen. Consciente qu’il ne serait pas possible de le maîtriser, la métisse bondit de la Jeep dans la mare sans lâcher le fil de Nylon, toujours passé à son cou. Il tomba à l’eau, la tête la première, elle cria au garçon de prendre le flingue, Prends le flingue ! et il prit le flingue, il l’épaula pendant qu’elle récupérait enfin la cordelette, s’éloignait de Cohen et remontait au plus vite en voiture. Ses deux adversaires attendirent qu’il émerge, mais il s’était cogné la tête sur l’asphalte du fond et flottait, inerte, dans la mare boueuse. Ils attendirent sans le quitter du regard, lui armé de la carabine, elle haletante après la lutte.