« Moi, je dis qu’on continue par là, déclara Evan.
— Par où ? » demanda Nadine.
Il montra la 29, qui menait au nord, droit devant.
« On risque de tomber à court de routes, prévint Cohen.
— Ça vaut mieux que de se faire canarder.
— Je trouve aussi, acquiesça Nadine.
— Comment va-t-il ? interrogea Cohen.
— Tu ne l’entends pas ? » riposta Kris, qui tenait le bébé hurlant dans ses bras. « Il est brûlant. Et je n’ai pas l’impression que ça s’arrange.
— Je n’ai aucune envie de prendre l’autoroute et de voir ce qu’il y a dessus, insista Evan.
— Je suis prêt à parier que Charlie passait par là, dit Cohen.
— Charlie avait de l’aide, fit remarquer l’adolescent.
— C’est vrai.
— On continue tout droit », trancha Nadine, le doigt tendu vers l’avant.
« OK », acquiesça Cohen en regardant dans la direction indiquée.
Avant de repartir, il descendit du pick-up, prit un jerrycan dans la remorque et le vida en versant une dizaine de litres d’essence par réservoir. Les bourrasques le déséquilibraient, lui plaquaient ses vêtements contre le corps, l’empêchaient presque d’y voir clair, mais il ne renversa qu’un minimum de carburant. L’essentiel alla où il voulait. Quand il remonta au volant, hors d’haleine, Mariposa lui tendit la serviette posée sur le tableau de bord pour qu’il s’essuie le visage et la tête. Peu après, ils traversèrent la 98 et continuèrent leur route vers le nord.
Une heure et trente kilomètres laborieux plus tard, sous une pluie indéfectible et par des routes qu’ils réussirent à négocier malgré les zones inondées, ils découvrirent en pleine campagne une pancarte aussi grosse qu’un panneau publicitaire : TERRITOIRE SOUS CONTRÔLE LÉGAL DU GOUVERNEMENT ÉTATS-UNIEN 15 KM.
« On y est ! » s’exclama Mariposa en se redressant sur la banquette.
Suivirent quinze kilomètres de paysage englouti, jonché de détritus d’origine humaine à l’approche de la Limite : carrosseries de véhicules, mobil-homes gouvernementaux abandonnés, maisons brûlées, canettes de bière, pneus et autres ordures évoquant une foule qui aurait pris ses jambes à son cou. Le tout détrempé, aspiré par la boue. Comme on n’y voyait pas plus loin que le bout de son nez, ils tombèrent net sur la pancarte suivante, aussi grosse que la précédente ; la Limite se trouvait à trois kilomètres. Trois kilomètres de crasse supplémentaires sur une route désolée, et ils rejoignaient en effet un poste militaire, petit bâtiment de brique trapu au toit de métal. Les lampes électriques à l’intérieur découpaient un carré jaune dans un monde gris. La construction interrompait une clôture de trois mètres de haut qui s’étirait de part et d’autre à perte de vue et derrière laquelle étaient garés trois 4 × 4. Malgré l’épaisseur des vitres, on distinguait dans le poste de contrôle des hommes en manteau noir — le même modèle que celui des inconnus abattus sur le parking du magasin de jouets. On aurait dit une puissante assemblée de dieux des tempêtes observant sa propre création, sans toutefois l’affronter.
Cohen s’arrêta. Le second pick-up l’imita.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Mariposa.
— Je ne sais pas. Ça ne te rappelle rien ? »
Ils restèrent immobiles à examiner le bâtiment. Martèlement de la pluie, battement des essuie-glaces, agacement croissant.
« Ils sortiraient, si ça n’allait pas, tu ne crois pas ? » reprit enfin Mariposa.
Cohen n’en était pas sûr, mais il fallait se décider. Il repassa en première et s’approcha de la clôture.
Derrière les carreaux en verre blindé se trouvaient cinq hommes, dont deux relevèrent leur capuche avant de sortir, un fusil en bandoulière. Au dos de leur manteau noir s’étalaient les lettres blanches USLP. Le premier garde fit coulisser le portail qui barrait la route, pendant que le second se postait dans l’ouverture et faisait signe à Cohen d’avancer. Il obtempéra, de même que lorsque le patrouilleur lui fit signe de s’arrêter puis de baisser sa vitre. Le type s’approcha du côté conducteur en tenant son fusil comme s’il était prêt à s’en servir, pendant que son collègue se dirigeait du côté passager. Les trois autres suivaient les opérations avec attention, de l’intérieur du bâtiment.
L’inconnu s’arrêta à près de deux mètres du pick-up, la capuche bien tirée sur la tête, car la pluie fouettait son gros manteau noir. Cohen se pencha à l’extérieur pour l’entendre malgré la tempête.
« Vous êtes américains ? »
Il répondit d’un hochement de tête.
« J’ai dit : vous êtes américains ?
— Oui, on est américains.
— Qu’est-ce que vous venez trafiquer ici ?
— Trafiquer ?
— Ouais. » Le garde désigna du fusil la bâche en loques et les fournitures trempées entassées dans la remorque. « Trafiquer. On dirait bien. Qui est-ce qui se planque, là-dessous ?
— Personne. Vous pouvez regarder.
— Alors qu’est-ce que vous venez trafiquer ici ?
— On ne vient pas trafiquer. On essaie de se tirer de ce merdier. »
Il se rapprocha, les yeux maintenant fixés sur Mariposa.
« Elle est américaine ?
— Oui, elle est américaine.
— Elle n’en a pas l’air. »
Cohen jeta un coup d’œil à sa passagère puis se retourna vers l’inconnu.
« Comment ça ?
— Et eux, là-derrière ? Ils sont avec vous ?
— Oui, ils sont avec nous. Et ils sont tous américains. Vive l’Amérique. »
Le patrouilleur considéra la seconde camionnette puis fit signe à son collègue d’y aller voir de plus près.
« Ne bougez pas », ordonna-t-il à Cohen.
Lequel remonta sa vitre et se retourna, à temps pour voir les deux hommes s’approcher du second pick-up. Sans doute la conversation se répéta-t-elle avec Nadine, car la jeune femme hocha la tête en montrant ses compagnons du doigt. Ses interlocuteurs allèrent ensuite détacher la bâche de sa remorque pour regarder à l’intérieur puis firent subir le même sort à celle de Cohen. Enfin, le garde qui lui avait déjà parlé revint toquer à sa vitre et lui ordonna dès qu’il l’entrouvrit d’aller se garer au bord de la route, de l’autre côté de la clôture. Il obtempéra, suivi de Nadine.
Deux hommes supplémentaires quittèrent le poste de contrôle. Les quatre confrères tinrent un petit conciliabule d’une ou deux minutes.
« Il y a un problème ? demanda Mariposa.
— Regarde autour de toi, répondit Cohen. Il y a un sacré problème. »
Quand les patrouilleurs se séparèrent, l’un d’eux regagna le poste, où il décrocha le téléphone, un autre s’installa dans un des 4 × 4 noirs, démarra et vint se garer à côté des camionnettes, le troisième s’approcha de celle de Cohen et le quatrième de celle de Nadine. Cohen baissa une fois de plus sa vitre.