« Moi, je l’fais deux fois pour quinze dollars », proclama une autre.
La déclaration suscita un éclat de rire général, accompagné de cris adressés à Cohen, qui traversait la route en obliquant à gauche vers la cafétéria. Lorsque le colosse en tablier de cuisinier qui surveillait l’entrée de l’établissement lui apparut, il pressa le pas, mais au moment où il arrivait à mi-chemin du but, quelqu’un lui donna au passage un coup d’épaule qui lui fit perdre l’équilibre. Il tituba, heurtant Mariposa, sans toutefois tomber. Devant lui se tenaient plusieurs barbus aux yeux rouges écarquillés, tous munis d’une bouteille. Ils puaient abominablement. Cohen se redressa de toute sa taille, le regard rivé à celui qui l’avait percuté, un type au cou tatoué et au nez vaguement crochu.
« Bonjour, monsieur », fredonna l’inconnu.
Deux de ses compagnons éclatèrent de rire. Passants et badauds se figèrent, attentifs, en attendant la suite.
Cohen hocha la tête, prit Mariposa par le bras et se remit en route, mais l’autre lui barra le chemin.
« J’ai dit bonjour. Les gens répondent, quand ils sont polis. »
Le tatoué fixa Cohen sous le nez, menaçant, puis examina Mariposa de la tête aux pieds. Deux de ses copains se rapprochèrent, dans son dos.
« Vas-y, Evan, dit Cohen. Emmène Brisco et commande à manger. »
Les deux frères s’éloignèrent, l’aîné regardant en arrière par-dessus son épaule. Les barbus les laissèrent faire, à la grande surprise de Cohen.
« Qu’est-ce que vous voulez ? reprit le meneur.
— Manger, répondit Cohen avec un coup de menton en direction de la cafétéria.
— C’est qui, cette meuf ? Votre sœur ? Votre cousine ? Votre fille, peut-être ?
— On va à la cafét’, c’est tout.
— Vous allez peut-être devoir attendre un peu. On est le comité d’accueil de la ville. Je suis le président, et eux, là, c’est mes vice-présidents. »
Cohen compta les séides de son interlocuteur, groupés derrière lui.
« Vous avez quatre vice-présidents.
— Exact.
— Pour quoi faire ?
— On s’en fout, pas vrai ?
— Moi, oui. Mais je ne partagerais pas la vice-présidence avec trois concurrents. »
Quand le type voulut toucher les cheveux de Mariposa, Cohen lui écarta la main d’une tape ferme.
« Je vous conseille de faire attention.
— J’allais vous dire la même chose », répondit le tatoué d’une voix forte, pour couvrir le bruit de la pluie.
Ses compagnons se rapprochèrent encore.
« Tout ce qu’on veut, c’est à manger et de l’essence, reprit Cohen.
— J’ai déjà entendu ça. On dirait qu’on est tous frères.
— Je n’ai pas besoin de frères.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Vous pouvez trouver bien davantage. Des frères, des cousins, des amis et Dieu sait quoi d’autre. Surtout elle.
— Ça, c’est sûr, lança un des sous-fifres.
— Quel âge t’as, beauté ?
— Ne leur réponds pas », dit Cohen.
Elle lui serra le bras.
« Bon. » Le chef s’écarta, souriant, en agitant le bras comme pour leur montrer leur table. « Le cow-boy est pressé. Pardonnez-moi cette interruption. Allez-y, profitez-en bien, on reste là à attendre. Ce soir, peut-être qu’on ira boire un ou deux verres juste en face. »
Il montrait une vitrine de l’autre côté de la place. Un grand BAR y avait été tracé d’une écriture enfantine, à la bombe de peinture.
« Allez », dit Cohen à Mariposa.
Ils repartirent sans qu’il quitte les barbus du regard, méfiant.
« Vous allez vraiment vous sentir chez vous, grâce à nous », cria le meneur, dans son dos. « Et vous savez pourquoi on se donne tout ce mal ? Parce qu’on n’a rien d’autre à faire. Rien de rien, à part prendre soin des visiteurs qui s’aventurent dans notre belle ville. N’importe comment, on ne va pas tarder à être balayés, alors autant s’amuser. »
38
On aurait dit quatre acteurs embauchés sur un tournage en cours, jouant des rôles muets d’idiots épuisés sans avoir répété. Ils s’étaient installés dans un box, près de la vitrine, Brisco et Evan d’un côté, Cohen et Mariposa de l’autre. Toutes les places ou presque étaient prises dans les autres box, alignés le long d’un des murs. Des femmes avec enfants, une demi-douzaine de vieillards, une tablée de jeunes Mexicains qui discutaient à bâtons rompus, nerveusement. Plus de gens et plus de normalité qu’ils n’en avaient vu depuis des années. Plus de normalité que Brisco n’en avait vu de sa vie.
Face aux box, un long comptoir agrémenté de dix tabourets, occupés par des fumeurs buveurs de café. Derrière le comptoir, une Noire en sweat-shirt, un bandana rouge au cou, pour essuyer la sueur qui perlait au-dessus de sa bouche pendant qu’elle s’activait au gril. Une autre Noire, une adolescente, celle-là, circulait d’un pas pressé entre les tables, un petit calepin à la main, un torchon sur l’épaule.
« Qu’est-ce qu’elle fait ? » s’étonna Brisco.
Evan se pencha vers lui.
« Elle demande aux gens ce qu’ils veulent, elle le note sur son carnet, et elle va le dire à la cuisinière. La cuisinière le prépare, et quand c’est prêt, la fille va le chercher pour l’apporter aux gens. »
Brisco suivit des yeux les allées et venues de la fille, qui s’arrêtait parfois pour prendre une commande ou débarrasser une table.
« Oh. »
Elle se déplaçait prudemment sur le linoléum glissant. Le plâtre des murs se lézardait du sol au plafond, sauf aux endroits où il s’était détaché par plaques, dévoilant les briques originelles. Le gros homme en tablier restait planté sur le seuil tel un videur de relais routier. La queue de billard brisée qu’il tenait à la main ne mesurait qu’une trentaine de centimètres, mais il s’agissait de l’extrémité la plus lourde, avec laquelle il marquait sur sa jambe le rythme de son fredonnement.
Mariposa posa la tête sur la table, pendant que Cohen regardait dehors par la vitrine. La pluie tombait toujours, mais les flâneurs s’attardaient. L’eau qui montait avait envahi la moitié des trottoirs. Les badauds buvaient. Fumaient. Certains échangeaient des chuchotements. Une bousculade ou un coup de coude de temps en temps. Jeunes et vieux déguenillés. De l’autre côté de la place, deux voitures de police étaient garées dans une ruelle — sans doute la raison pour laquelle l’affrontement avec les barbus n’avait pas dégénéré.