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« Tu crois qu’il est mort ? finit par demander l’adolescent.

— J’en sais rien.

— Va voir.

— Je vais rien voir du tout. »

Cohen se releva brusquement, s’étrangla à moitié, retomba en arrière, se débattit pour se remettre sur ses pieds en agitant les bras comme un enfant qui apprend à nager et s’y remit en effet, mais titubant, écarlate, une ligne rouge autour du cou, crachant de l’eau sale en cherchant désespérément à reprendre son souffle. Le garçon se cramponna à la carabine pendant que la fille hurlait, penchée vers lui, Tue-le. Tue-le, tue-le, vas-y, tue-le.

Cohen se redressa de toute sa taille, s’essuya les yeux puis tendit les bras en un geste de soumission.

« Mais qu’est-ce que t’attends ? » cria-t-elle en donnant un coup de coude dans les épaules de son compagnon.

Il arma les deux chiens puis pressa la détente. Clic. Seconde pression. Second clic.

« Putain de merde », lâcha-t-il, avant de s’installer à toute vitesse au volant et de redémarrer.

Cohen se précipita, la fille hurla, le garçon se débattit avec le levier de vitesse, mais réussit à passer la première à l’instant précis où son adversaire se jetait sur lui. L’épaule de Cohen heurta violemment la barre transversale de la Jeep et il s’effondra mollement dans l’eau, étourdi, hoquetant, ballotté dans le sillage de la voiture qui poursuivait sa progression, sortait de l’eau, s’éloignait. La chevelure mouillée de la fille claquait au vent car elle s’était dressée sur la banquette, le dos tourné à la route, les yeux rivés sur sa victime.

Cohen se releva, le bras droit ballant. Nul besoin de s’examiner pour savoir qu’il s’était démis l’épaule. Il resta immobile le temps de reprendre haleine, une grimace de douleur aux lèvres, le visage et le cou ruisselants d’eau et de sang, car il s’était ouvert le front en tombant la tête la première. Enfin, ses halètements s’apaisèrent. Il avait décidé avant toute chose de sortir de la mare, où il était plongé jusqu’aux cuisses, mais son côté droit lui pesait tandis qu’il avançait d’un pas lourd, un cercle de feu autour de la gorge. La prudence avait beau lui conseiller de se remboîter l’épaule sur la terre ferme, l’attente lui était insupportable. Il palpa la cavité articulaire pour déterminer l’emplacement exact qu’était censé occuper l’os, inspira à fond puis s’empoigna le bras droit de la main gauche, souleva et poussa. Raté. Un hurlement lui échappa, et il s’effondra à genoux. Oh, bordel, nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de merde. Sans se relever, porté par la colère, il souleva et poussa une nouvelle fois son bras droit. Un modeste claquement, une douleur ardente — c’était fait. Un second hurlement lui échappa. Il laissa sa tête tomber en avant dans la mare puis la releva en crachant de l’eau, se remit sur ses pieds et reprit sa route. Quelques minutes plus tard, en quittant la zone inondée, il s’assit sur l’asphalte, entre les traces de pneus humides de la Jeep. Il était gelé, trempé, le sang lui coulait dans les yeux, la douleur irradiait de son épaule jusqu’à ses reins, le collier rouge imprimé à son cou enflait. Après avoir repoussé ses cheveux en arrière, il explora du bout des doigts la coupure de son front puis se leva pour aller récupérer son bonnet, qui flottait dans la mare et qu’il pressa contre la plaie avant même de ressortir de l’eau. De retour sur la terre ferme, il regarda en arrière les monceaux de nuages et les explosions de foudre, de plus en plus proches malgré leur éloignement. À l’opposé, le ciel étirait un ruban rouge sur tout l’horizon, où le soleil n’allait pas tarder à disparaître. Il faisait froid, mais il ferait plus froid encore au crépuscule, et Cohen était bien loin de chez lui.

Il examina les alentours. Terre et eau désertes à perte de vue. Impossible pourtant de rester planté là. Alors il se mit en marche au bord de la route, ruisselant, sanglant, meurtri, pendant que les nuages se rapprochaient dans son dos.

3

Les éclairs qui explosaient à l’est dans l’obscurité quasi complète s’accompagnaient à présent de grondements de tonnerre. Le vent avait forci, la température baissait. Cohen frissonnait dans ses vêtements mouillés en cherchant à rassembler ses souvenirs. À se rappeler si quelque chose tenait encore debout au bord de cette route. Même à mi-chemin. Pourvu qu’il puisse s’y abriter avant que ne s’abatte la tempête qui gonflait les nuages. Mais il ne restait rien, à part une petite église desservie par un chemin transversal gravillonné, qu’il devrait choisir au hasard car ces pistes se ressemblaient toutes. Peut-être l’église existait-elle toujours. Il n’en était pas sûr, mais il n’avait pas le choix. Les mouvements qui agitaient les broussailles du bas-côté le faisaient souvent sursauter : des lapins, des opossums — rien d’autre, du moins l’espérait-il. Une biche s’engagea sur la chaussée, un peu plus loin, s’arrêta, le regarda, repartit. Il faisait nuit, à présent ; une nuée d’étoiles éclairait l’horizon occidental. Il pressait le pas autant que possible, malgré l’épuisement et la douleur. De violents frissons le secouaient — les prémices de la fièvre s’emparaient de lui. Une piste gravillonnée sur sa droite, une de plus, qu’il parcourut du regard. Quelques arbres subsistaient des deux côtés. Une réflexion laborieuse rappela à Cohen que la chapelle se trouvait bien sur un chemin de ce genre, à deux ou trois kilomètres de la route. Le tonnerre gronda. Un coup d’œil en arrière : la foudre dansait dans les nuages. Il n’était plus temps de réfléchir.

La boue céda sous les pieds de Cohen, qui glissa, glissa jusqu’à se retrouver presque en train de courir, une interrogation anxieuse à l’esprit : et si la piste avait été emportée, un peu plus loin ? Si elle était réduite à l’état de marécage fangeux et de nids-de-poule géants ? Mais non. Il pressa le pas, pendant que le vent forcissait, que les branches basses se courbaient, que la foudre qui flambait dans son dos éclairait sa route par explosions d’une fraction de seconde. Il lui semblait avoir bien assez marché, même s’il n’avait aucune idée de la distance parcourue, mais il ne voyait toujours pas l’église, il ne voyait toujours rien d’intéressant. Il trébucha, tomba, essaya d’atterrir sur son épaule intacte, se releva aussitôt et essuya son menton plein de boue. Un nouvel éclair lui dévoila enfin la petite chapelle de brique, suivi d’un coup de tonnerre tel que l’orage devait être juste sur lui. Il se mit à courir, les genoux flageolants, manquant retomber dans les flaques sans pour autant s’arrêter. La foudre illumina l’entrée béante de l’édifice, des pas inquiétants s’élevèrent derrière lui puis se multiplièrent alentour mais, déjà, il se précipitait dans l’église, où il s’effondrait sur le sol.

Des grêlons aussi gros que des balles de base-ball martelaient le chemin. Ils martelaient le toit et ils martelaient le plancher, sous l’emplacement des tuiles manquantes, dans le baptistère et la galerie du chœur. Cohen se glissa sous un banc, l’épaule en feu. La grêle attaquait la terre et ce qui restait de la chapelle, dans un vacarme digne de cent ouvriers arc-boutés sur leurs marteaux piqueurs. La foudre claquait, du bois cassait à grands craquements, les créatures à quatre pattes qui partageaient l’abri du blessé trottinaient. Il s’allongea sur le ventre, le bras intact en avant, la tête dessus, l’autre bras mollement étendu à son côté. Tonnerre, éclairs, grêle se déchaînaient pendant qu’il restait couché là, frissonnant.