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« Je te le rends à la livraison », déclara-t-il, avant d’agiter son arme en direction de Mariposa. « Allez, bouge-toi, ma fille. Je suis prêt.

— Attends, dit Cohen. Je ne peux pas partir comme ça.

— Je la connais, celle-là, on me l’a déjà faite.

— Non, je suis sérieux. Il y a deux gamins avec nous. Tu les as vus hier. Un adolescent et son petit frère. Ils sont en haut. Je ne peux pas m’en aller sans les prévenir.

— Il ne leur arrivera rien.

— Il ne leur arrivera rien s’il ne nous arrive rien, à nous, mais s’il nous arrive quelque chose ? Ça ne prendra qu’une minute, Charlie. Ce sont des enfants. »

Charlie regarda autour de lui. Ordonna à Cohen de ne pas bouger d’un poil, alla se poster sur le seuil de la cafétéria puis parcourut les trottoirs des yeux en tournant la tête de tous côtés et en se haussant parfois sur la pointe des pieds. Des connaissances, quelques dizaines de mètres sur la gauche… Il se glissa deux doigts dans la bouche, siffla et fit signe aux deux hommes d’approcher. Une minute plus tard, il leur parlait avec animation en agitant son pistolet en direction de Cohen et de Mariposa. Les nouveaux venus étaient tout ouïe. Enfin, il plongea la main dans sa poche, en tira de l’argent et le leur donna. Quand il se retourna pour rentrer, ils lui emboîtèrent le pas.

« Qu’est-ce qu’ils font là ? » demanda Cohen.

Malgré leur jeunesse, ces types avaient l’air usés. Le plus grand dépassait le plus petit d’une tête et avait une tache de naissance au-dessus de l’œil droit. Un tremblement nerveux agitait les mains de son compagnon. Ils portaient des manteaux dépareillés superposés et sentaient le chien mouillé.

« Ils monteront la garde, expliqua Charlie.

— Ah, non, protesta Cohen. Tu obliges déjà Mariposa à venir.

— Ils resteront juste assis devant la porte à attendre notre retour, ni plus ni moins. Après, chacun fera ce qu’il voudra. Mais je ne veux pas courir de risques.

— Et si on ne revient pas ? intervint Mariposa.

— Alors ils se débrouilleront tous entre eux. Ce n’est pas vous qui décidez, je vous signale. Maintenant, montrez-moi où sont les gamins, parce qu’on n’a pas fini, loin de là. »

Cohen et Mariposa ouvrirent la marche dans l’escalier, suivis de Charlie, puis de ses sbires. Quand Cohen entrouvrit lentement la porte des garçons pour regarder dans leur chambre, ils n’avaient pas bougé de leur lit. Brisco dormait, une couverture tirée jusqu’au menton ; Evan restait vautré à côté de lui, fasciné par la télé.

« Evan, appela Cohen.

— Ouvre cette putain de porte et entre », ordonna Charlie en le poussant légèrement.

Ils entrèrent en effet. Cohen éteignit la télé et demanda de s’asseoir à Evan, qui s’empressa d’obtempérer — au bord du matelas, les pieds par terre — en voyant apparaître le vieil homme, le pistolet à la main.

« Ne bouge pas », lança Charlie. Les deux gardes arrivèrent à leur tour. « Dis ce que tu as à dire, Cohen. Je te laisse dix secondes. »

Cohen s’approcha du lit, la jeune fille sur les talons. Il était si inquiet que la pénombre ne parvenait pas à le dissimuler.

« Cette nuit, on redescend sous la Limite, Mariposa et moi. On va chercher la Jeep avec Charlie et on revient. » Il tira discrètement de la poche de son manteau le reste de son argent, le tendit à Evan puis se retourna vers les intrus. « J’espère pour vous qu’à mon retour, il aura encore toutes ses affaires.

— Bien sûr, répondit Charlie.

— Dis-leur. »

Il se tourna à son tour vers les deux zonards.

« Vous ne touchez à rien, ou vous n’aurez pas un sou de plus. »

Ils hochèrent la tête. Pendant ce temps, Cohen se penchait vers Evan, lui fourrait l’argent sous la jambe et chuchotait :

« Vingt-quatre heures, pas plus. Après, fais ce que tu as à faire. »

Le garçon hocha la tête, lui aussi.

Mariposa contourna le lit, chassa les cheveux de Brisco de son visage, enveloppa son petit corps de sa couverture puis se tourna vers Evan. Ils se regardèrent, échange muet, hésitant et inquiet. Elle lui aurait volontiers dit au revoir, mais des adieux auraient eu des sous-entendus sinistres.

« Fini », lança Charlie.

Vingt-quatre heures, articula Cohen en silence. Mariposa et lui regagnèrent la porte, pendant que Charlie agitait son arme comme un ouvreur escortant des spectateurs jusqu’à leur fauteuil. Le couple s’engagea dans l’escalier, Charlie referma la porte puis donna ses instructions à ses deux sbires : ne pas bouger de là et ne pas laisser sortir les gamins, sauf s’il y avait le feu, ce qui ne risquait pas d’arriver. Au rez-de-chaussée, il enfonça le canon de son pistolet dans les reins de Cohen, avant d’entraîner ses prisonniers dehors.

« Ne vous faites pas d’idées, hein. Ça se passe comme je veux, ou ça se passe mal. »

43

La Limite existait officiellement depuis six mois, et la mort d’Elisa remontait à près de deux ans. Cohen essayait de s’occuper. De ne pas penser à cette date comme à un anniversaire. Un matin, il était penché sous le capot de la Jeep, quand un cheval apparut dans le pré. Une jument brune à la robe luisante d’humidité, sellée, mais sans cavalier. Il posa la clé à douille, s’essuya les mains puis resta immobile, car la bête semblait hésiter. Pas question de la faire fuir. Enfin, elle baissa la tête, se mit à brouter, la releva pour regarder autour d’elle, examina Cohen puis fit quelques pas en direction de la maison.

Il traversa la cour d’un pas lent, passa par-dessus les barbelés et s’engagea dans le pré. La jument se remit en marche puis s’arrêta une fois de plus, près d’un chêne tombé. Sa robe était de la même couleur que le tas de terre emprisonné par les racines massives du vieil arbre. Cohen s’arrêta, lui aussi. Elle hésitait toujours, mais elle était curieuse. Lorsqu’il siffla, elle le regarda et se rapprocha un peu. Il siffla une seconde fois, les bras le long du corps, les paumes tournées vers elle. Puis il fit quelques pas, elle l’imita, et, une minute précautionneuse plus tard, ils se trouvaient à portée l’un de l’autre.

Il l’examina sans la toucher, en lui parlant d’une voix tranquille et en lui tournant autour par l’arrière pour vérifier qu’elle n’était pas blessée. Malgré la boue qui la couvrait, malgré sa crinière et sa queue dégoulinantes, elle semblait en parfaite santé. Sur la selle et la sacoche assortie était gravé un nom : Havane.

La bête s’ébroua. Secoua sa crinière mouillée. Quand il tendit la main vers ses naseaux, elle tendit le cou vers sa main. Il continua à lui parler, sans bouger, puis avança la main jusqu’à la toucher — un contact qu’elle accepta. Il lui frotta le nez, lui caressa et lui tapota le cou puis fit demi-tour, prêt à rentrer, en lui disant de le suivre. Elle ne bougea pas.

« Allez, viens. » Il siffla. « On va te débarrasser de ta selle. Viens, je te dis. Tu ne risques rien. »

Elle se tourna vers la direction d’où elle était venue, la lisière irrégulière qui s’étirait au fond du pré.

« Viens, la belle. »

Loin de suivre Cohen, elle repartit en sens inverse.

C’était son tour à lui d’être curieux. Il n’avait ni manteau ni fusil, mais s’il rentrait chercher l’un ou l’autre, il avait la nette impression qu’elle serait partie à son retour. Et puis il portait ses chaussures de pluie. Ça suffisait. Alors il la suivit.