Dès que le gamin obtempéra, Evan lui dit de compter. Tu commences à compter, et tu vas le plus loin possible. Regarde-moi, et vas-y.
« Un. »
Brisco s’interrompit.
« Continue, allez. Tu peux compter jusqu’à combien ? Vas-y, et calme-toi. Allez, vas-y. »
Il recommença à un puis enchaîna avec deux, trois et ainsi de suite. Evan, qui le tenait par les bras, attendit qu’il arrive à dix-sept, dix-huit pour le lâcher et reculer, en enjambant les cadavres.
« Regarde en l’air. Regarde le plafond et continue. Je te parie que tu n’arrives pas à cinquante. »
Pendant que Brisco levait les yeux et continuait à compter, son frère attrapa le type à la tache de naissance par les chevilles pour le traîner dans l’autre chambre, en passant par la salle de bains. La piste de sang qui s’étalait dans leur sillage donnait l’impression qu’on venait de promener à travers la pièce une serpillière sanglante.
« Continue, Brisco. Et regarde le plafond, » ordonna-t-il en retournant sur le seuil du couloir.
Le garçonnet avait atteint la trentaine, mais repassa à la vingtaine, persévérant malgré sa perplexité. Le deuxième corps s’avéra plus lourd, malgré sa taille inférieure. Evan dut batailler pour le disposer de manière à pouvoir le traîner, mais finit par l’allonger, débraillé et sanguinolent, près de son défunt compagnon. Il venait de jeter une couverture sur les cadavres, quand des coups de feu éclatèrent, de l’autre côté de la place.
« Je n’y arrive plus », cria Brisco de la chambre voisine, où il venait de perdre le fil des chiffres.
47
Ils gisaient dans la boue sur le ventre, les bras pliés sous la tête, immobiles et soumis. Cohen reposait pour l’essentiel sur Mariposa, qui s’était faufilée sous son corps dans la nuit noire — les phares du camion s’étaient éteints. La pluie les fouettait, le vent sifflait dans les arbres qui subsistaient le long de la rive. Un unique espoir surnageait dans leur impuissance : que rien ne s’écrase sur eux. Il leur semblait retourner à l’argile primordiale, sombrer dans la terre sous les coups de la tempête, se muer au fil des secondes en boue et en racines qui évinçaient la chair et les os. Mariposa tentait d’évoquer des couleurs, rouge, orange, jaune, vert — peu importait, pourvu qu’elles tranchent sur la trame noire du monde qui s’offrait à sa vue, y compris derrière ses paupières closes. Les couleurs allaient et venaient. Elle tentait aussi de se représenter des étoiles scintillantes et un croissant de lune, mais les images non plus ne voulaient pas se fixer.
Au bout de deux ou trois heures, le monde noir faiblit peu à peu. Cohen s’écarta d’elle, s’agenouilla puis l’aida à en faire autant. Ils se remirent sur leurs pieds en s’appuyant l’un à l’autre.
Les flots déchaînés du ruisseau en crue avaient emporté la cabine du camion pendant la nuit. La grisaille du matin les décida à regagner le pont écroulé. Les arbres se raréfièrent puis disparurent au fil de leur progression méthodique, le corps voûté et las, l’âme imbibée de pluie. Malgré le vent qui les poussait dans le dos, il leur arrivait de s’arrêter et de se laisser tomber à genoux, mais ils s’encourageaient mutuellement à se relever et à repartir. Le courant les avaient entraînés bien plus loin qu’ils ne l’avaient cru, au point qu’ils se demandèrent une ou deux fois s’ils se trouvaient sur la bonne rive. Ils avaient été si ballottés, si secoués, si tournés et retournés qu’ils avaient peut-être perdu le sens de l’orientation.
La tempête s’éternisait, mais s’était vaguement apaisée. L’aube avait calmé la pluie, et les vents déclinants ne risquaient plus de jeter les marcheurs à terre. Ils se soutinrent encore l’un l’autre sur quelques centaines de mètres, puis Cohen la vit.
« La voilà ! »
Mariposa trébucha et tomba à genoux, une fois de plus.
« Elle est là, juste là », ajouta-t-il en accompagnant le mouvement.
La jeune fille hocha la tête. Elle savait que la camionnette était là, mais pour elle, cette vision ne faisait que prolonger la fin universelle.
« Je ne peux pas », souffla-t-elle.
Cohen avait beau comprendre, il ne s’en laissa pas ralentir pour autant. Il se releva, se posta derrière elle et la souleva en la prenant par les aisselles, mais les jambes en chiffons de sa compagne refusèrent de la porter.
« Bouge-toi, nom de Dieu ! hurla-t-il. On ne va pas rester là comme des cons ! »
Quand il la secoua, elle planta fermement les pieds par terre et se contorsionna pour lui échapper.
« Allez ! ajouta-t-il en lui montrant le pick-up. Tu chialeras à l’intérieur.
— Je ne chialerai pas à l’intérieur.
— Bon. Mais ici non plus.
— Je sais. »
Elle se redressa de toute sa taille et repartit d’un pas plus rapide. Il la suivit, pendant qu’elle pataugeait avec une énergie croissante dans les prés inondés, levant haut les pieds, dégoûtée de devoir s’obstiner.
Enfin, ils atteignirent la route. Cohen aida Mariposa à se hisser dans la camionnette côté passager puis s’installa lui-même au volant. Ils se tassèrent sur la banquette. L’adrénaline s’évanouissait, alors que la faim, la soif, la fatigue et le dégoût persistaient.
Il regarda ses mains, à la peau fripée et ramollie par l’eau. Celles de sa compagne étaient dans le même état. Elle fixait le pare-brise sans le voir, les bras ballants. Des ruisselets coulaient de leurs vêtements et de leur corps sur la banquette, descendaient le long de leurs jambes, s’élargissaient en flaques sur le plancher. À croire qu’ils fondaient. Ils restaient assis là, à fondre, incapables de bouger. Incapables de bouger et de penser à autre chose qu’à la pluie, au vent, à la foudre.
La clarté la plus précoce, la plus morne du jour les enveloppait. Cohen s’anima le premier. Il redescendit de la cabine, ôta son manteau et le jeta dans la remorque. Quand il reprit sa place, Mariposa se redressa légèrement puis se pencha en avant pour qu’il l’aide à se débarrasser du sien, qui atterrit sur le plancher. Elle s’effondra en travers de la banquette, les mains jointes comme pour prier, la tête posée dessus. Cohen, lui, s’appuya à la portière, la tête contre la fenêtre. Quelques secondes plus tard, ils dormaient.
La tempête avait ravagé ce qui restait de la ville, soufflant les devantures, arrachant l’auvent qui faisait le tour de la place, jetant ses morceaux dans les arbres ou les fenêtres alentour. Les égouts débordaient. Les gens pataugeaient dans l’eau jusqu’aux mollets parmi les ordures, les branches tombées, les bouteilles, les vêtements, les animaux crevés et Dieu savait quoi encore. Les bâtiments aussi étaient inondés, et l’eau continuait à monter car la pluie persistait.
Evan et Brisco avaient passé le plus gros de la tempête dans la réserve de la cafétéria, assis sous une table en Inox aux pieds épais. Big Jim, lui, s’était installé sur une chaise au fond de la salle principale, le fusil braqué vers la vitrine disparue, prêt à accueillir quiconque se montrerait à la moindre accalmie.
La moindre accalmie arriva à l’aube. Le vent restait puissant et la pluie diluvienne, mais cet aspect-là des choses ne faisait peur à personne. Des têtes apparurent aux fenêtres, aux portes, au coin des rues. Les curieux découvrirent alors que le monde entier leur était accessible. À partir de là, des bandes de zonards s’introduisirent dans les immeubles pour y prendre tout ce qui était transportable, meubles et cadres, cuvettes de toilettes et boîtes dont ils ne connaissaient même pas le contenu, faute de les avoir ouvertes. Des cris de triomphe accompagnaient le pillage, comme si les voleurs découvraient des trésors sans prix capables de forger le destin, au lieu des restes sans valeur d’une vie autrefois normale.