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Il finit pourtant par s’asseoir, les bras croisés serrés, le souffle court, inquiet à la pensée des autres occupants des lieux. La grêle battait, battait, battait l’église, des branches craquaient, se brisaient, s’abattaient à l’extérieur, le toit allait sans doute céder d’une seconde à l’autre — du moins Cohen se le disait-il en s’adossant, mais les chocs s’espaçaient peu à peu. Lorsque enfin ils s’interrompirent, un silence de mort s’installa.

Cohen quitta l’abri du banc et s’assit dessus. Quelque chose bougea près de la sortie, puis des griffes cliquetèrent sur le bois des sièges, clac-clac-clac. Il resta assis au bord du sien, prêt à prendre ses jambes à son cou, mais quand la bête s’anima une seconde fois, elle lui sembla trop petite pour présenter un réel danger.

Le temps s’arrêta. Plus de grêle, plus de vent, plus de pluie. Silence, nuit figée, aussi calme qu’un théâtre désert.

Il savait ce que ça signifiait.

Il attendait.

La pluie reprit, légère. Cohen tendit l’oreille aux filets d’eau qui s’écoulaient dans l’église — chant du ruisseau où il jouait enfant, ruban d’argent enfoui dans l’ombre des ramures, transparence glacée où il s’ébattait en claquant des dents comme il en claquait maintenant, gelé et douloureux. La pluie tombait, le tonnerre grondait, Cohen parcourait du regard les diverses nuances de noir du sanctuaire en ruine. Alors il la vit. Floue et grisée, telle qu’il la voyait à présent, images indéfinies et fantomatiques, visage et silhouette de moins en moins nets, même s’il n’avait plus qu’elle dans sa solitude. Elle s’approcha par l’allée menant à la chaire et s’arrêta près de lui, attentive.

Il leva la main.

Tremblant, malgré les longues inspirations censées venir à bout de ses frissons. Elle restait postée devant lui comme si elle attendait quelque chose. Il ferma les yeux et elle gagna aussitôt en netteté, couchée, la tête sur ses genoux à lui qui avait posé la main sur le fœtus blotti dans son ventre à elle. L’asphalte de la route 49, l’abri offert par un semi-remorque, les cris des gens qui cherchaient à fuir ce qu’ils avaient tous vu arriver : les tornades libérées par les nuages noirs figés, les serpents onduleux qui descendaient des cieux pour fondre sur les centaines, les milliers d’automobilistes pris au piège en cherchant à obéir aux instructions. Sauvez-vous. Sans rien emporter. Sans vous arrêter. Entassez votre famille dans votre voiture et sauvez-vous. C’était exactement ce qu’ils avaient fait — ils l’avaient fait si souvent, ces dernières années. Sauf que, cette fois, il leur manquait une longueur d’avance. Une fenêtre d’opportunité. En voiture et basta. Mais les tornades fragmentaient le ciel, s’approchaient en dansant, explosaient dans les corps, les voitures, les camions, chair et métal soulevés, catapultés.

Elisa et Cohen couraient entre les véhicules quand elle était tombée. Il s’était baissé pour l’aider. Elle avait les yeux de ceux qui ont vu un autre monde et quelque chose de brillant planté dans le crâne. Elisa, Elisa. Pas de réponse. Il avait soulevé un corps inerte, il l’avait emporté, il s’était glissé sous le semi-remorque et elle était restée couchée, la tête sur ses genoux, pendant qu’une mare de sang s’étendait lentement autour d’eux. Elle avait gardé tout du long les yeux ouverts et lui la main posée sur son ventre, aussi gros qu’un ballon de volley, sans rien pouvoir faire que hurler devant le chaos universel. À genoux, soutenant la tête d’Elisa pendant que les forces telluriques balançaient la remorque, sans rien pouvoir faire que la garder contre lui et la regarder partir, les yeux grands ouverts. Des yeux égarés, comme si les morts n’en savaient pas plus que les vivants. La vie la quittait, mais Cohen collait la figure à son ventre parce qu’il parlait à la fillette, il ne se rappelait pas ce qu’il lui racontait mais il lui parlait pour qu’elle entende sa voix et qu’elle n’affronte pas seule la chose terrible qui venait la chercher. Ses mains sanglantes sur le ventre d’Elisa, sa bouche contre le ventre d’Elisa, son enfant à l’intérieur de ce ventre, sa voix implorant son enfant de comprendre qu’elle était aimée. La remorque se balançait mais tenait bon, les tornades repartaient et s’éloignaient dans le ciel bleu-gris, il n’y avait rien à faire. Rien.

Quand Cohen rouvrit les yeux, la netteté se dissipa. Seule subsista devant lui une image floue, qui disparut telle une volute de fumée. Alors il chercha comme toujours à se rappeler s’il avait seulement dit adieu à Elisa.

Ses lèvres sèches exigeaient d’être humectées, la soif le torturait, mais il ne pouvait qu’attendre. Il se tortilla sur le banc de bois dur, frissonna, se demanda à quelle distance de chez lui il se trouvait, mais son esprit enfiévré refusa de se stabiliser, de lui dire seulement dans quelle direction il devrait repartir. La pluie tombait, le vent forcissait, quelque chose de vicieux approchait. Enfin, il s’allongea, le souffle rythmé par les frissons, les pensées emmêlées. Peut-être se sentirait-il mieux s’il se débarrassait de ses vêtements mouillés, mais il ne bougeait pas. La voix de la fille résonnait à ses oreilles.

Tue-le, vas-y, tue-le.

La pluie devint tonitruante, le vent se mit à rugir telle une armée en marche. Il se mit à rugir et la petite église craqua, se balança, tint bon pendant qu’il se déchaînait entre ses murs, courbait les arbres, en abattait certains. Ça ne faisait pourtant que commencer.

Cohen se laissa tomber du banc pour se glisser en dessous, une fois de plus. La vision d’Elisa enceinte avait réveillé son esprit. La petite aurait eu trois ans, maintenant. Non, quatre. Non, trois. Et Elisa ? Cohen n’avait qu’à soustraire à son âge les cinq ans qui les séparaient. Trente-quatre ans, donc. Un effort lui permit de cesser d’y penser, l’idée de la maison s’imposa, et il se dit qu’il devait avoir l’air complètement idiot au volant de la camionnette chargée d’un tas de bois d’œuvre assez imposant pour plusieurs tentatives, fonçant vers la côte alors que tout le monde partait dans la direction opposée. Regarde-moi ce crétin, disaient sans doute les gens. Qu’est-ce qu’il s’imagine construire, nom de Dieu ? Il ne sait donc pas ce qui se passe ? Il ne sait donc pas que c’est fini, ici ? En admettant qu’il arrive à bâtir quelque chose, ça ne sera pas à lui. Aussitôt la Limite déclarée, personne n’aura plus rien.

Il s’imaginait ce genre de conversations. Les gens avaient raison. Il n’y avait pas moyen de construire quoi que ce soit. Les répits n’étaient pas assez longs. Et puis la pluie ne voulait pas s’arrêter. Ça ne l’avait pas empêché d’essayer de terminer la chambre de la petite, parce qu’ils avaient entrepris de construire une chambre pour la petite, Elisa et lui, il en avait même coulé les fondations avant le grand départ, et les tempêtes pouvaient aller se faire foutre, la Limite pouvait aller se faire foutre, le gouvernement aussi et son offre minable pour ma maison et mes terres, je construis cette chambre pour ma fille et je me fous de recommencer x fois et d’y passer x temps. Il se rendait bien compte que c’était ridicule, mais il n’y avait plus personne pour le voir et il ne s’en irait pas avant d’avoir terminé, même s’il se demandait enfin, allongé sous son banc, avec son épaule douloureuse, son cou enflé, sa Jeep volée, l’eau qui l’imbibait jusqu’aux os, l’église qui craquait et se balançait, cette saleté de pluie qui ne voulait pas s’arrêter, il se demandait pour la première fois si la chambre d’enfant existerait jamais. Si le bois d’œuvre sécherait jamais. S’il deviendrait jamais un vieux monsieur, usé par une autre sorte de temps.