Cohen repassa la première.
« On fait un essai. J’ai une idée. Après, terminé.
— Cohen.
— Oui, quoi ? »
Elle secoua la tête.
« Rien. Dépêche-toi, c’est tout. »
Il rebroussa chemin sur plusieurs kilomètres, jusqu’à un carrefour. La moitié d’un chêne bloquait la route de droite, et les bourrasques poussaient de l’eau sur l’asphalte. Le pick-up prit à gauche. La chaussée rétrécissait, entourée de broussailles enchevêtrées, dominée par des arbres qui s’inclinaient très bas, sans toutefois se laisser déraciner. La camionnette arrivait toujours à se glisser en dessous, malgré les branches qui grinçaient contre son capot, son toit, ses portières. Cohen parcourut lentement une quinzaine de kilomètres en louvoyant entre les innombrables obstacles, avant d’arriver au croisement prévu.
« Je crois me rappeler qu’il y a un pont, par là à gauche. Plus gros que l’autre.
— Mais où est-ce qu’il était, cette nuit ?
— Aucune idée. Charlie n’a rien dit en arrivant dans le coin ?
— Il a passé tout le trajet à dire et à répéter que c’était la merde. À un moment, j’ai arrêté d’écouter. »
Cohen prit à gauche, entre des pâturages déserts. La chaussée disparaissait sous l’eau aux endroits les plus bas, mais les mares n’étaient pas assez profondes pour arrêter le pick-up. Quelques kilomètres plus loin, nouveau carrefour à quatre branches, aux panneaux de signalisation tordus, penchés dans toutes les directions. La camionnette continua tout droit et traversa un village : une station-service, quelques maisons abandonnées, une toute petite construction de briques sur laquelle on avait peint en blanc au pochoir POMPIERS VOLONTAIRES. Trois kilomètres plus loin se trouvait le fameux pont.
Il était bien là. De même que la crue qui les avait balayés la nuit précédente. Malgré sa violence, elle n’avait détruit ni l’ouvrage proprement dit ni même ses garde-corps, mais il disparaissait sous plus de soixante centimètres d’eau. Cohen arrêta la camionnette juste au bord des flots boueux tumultueux. De l’autre côté du torrent, une pancarte indiquait VOUS ARRIVEZ À LA ROUTE 49.
« Eh bien, voilà, dit Mariposa.
— Oui, voilà », acquiesça Cohen.
Il coupa le contact, sortit, alla chercher un jerrycan d’essence dans la remorque et remplit le réservoir, puis il contourna le véhicule pour se poster les pieds dans l’eau. Le courant n’était pas aussi fort à cet endroit-là, ce qui le décida à s’avancer, par curiosité. Quand l’eau lui arriva aux genoux, la poussée l’obligea à écarter les bras pour garder l’équilibre, alors que quelques mètres de torrent rapide le séparaient encore du pont. Il battit en retraite et se planta sous la pluie devant le pick-up, les mains sur les hanches. Son regard errait sur le puissant fleuve miniature.
Enfin, il pivota, regagna la camionnette et remonta au volant. Mariposa pleurait, penchée en avant, mais quand il voulut lui prendre le bras, elle le repoussa et se redressa en criant :
« Evan. Evan et Brisco. Oh, Seigneur ! »
Ils avaient eu tort tous les deux, elle avait raison à présent, et il priait pour qu’il ne soit pas trop tard, qu’ils n’aient pas perdu trop de temps, que rien ne soit arrivé aux garçons. Il priait pour ne pas avoir à payer les minutes supplémentaires, les kilomètres supplémentaires. La pensée lui vint qu’il faisait partie de ces hommes qui n’attendaient qu’une minute de faiblesse pour prendre ce qu’ils voulaient, sans penser un instant à autrui. Ces hommes contre lesquels il s’était battu. Qu’il détestait. Il priait pour ne pas le payer.
Il passa la marche arrière, recula à toute allure, enclencha la première. Déjà, ils fonçaient dans la tempête éternelle. Mariposa n’arrêtait pas d’appeler Evan, de lui dire qu’ils étaient désolés, qu’ils ne voulaient pas, qu’ils arrivaient. Tiens bon, Evan. Tiens bon, s’il te plaît.
48
La violence de l’ouragan s’imposa à eux pendant qu’ils cherchaient à regagner Ellisville. Arbres tombés tout récemment et routes inondées de frais les obligeaient sans arrêt à rebrousser chemin, tourner et virer. Chaque obstacle infranchissable, chaque kilomètre inutile ajoutait à leur anxiété — et à la violence des éléments. Le semblant d’accalmie s’était évanoui, remplacé par la queue de la tempête, d’une puissance incontestable.
Ils roulaient depuis près de trois heures quand la place centrale leur apparut, en plein chaos. Malgré la pluie et le vent, une fumée noire dérivait parmi les immeubles. Panneaux de signalisation, grosses branches et autres débris imposants encombraient les rues noyées. Cohen se dirigea vers la sortie de secours de la cafétéria, qu’il découvrit ouverte. On se battait à coups de cuillers géantes dans l’établissement, pour des boîtes de petits pains à hamburgers et des sacs de frites.
« Seigneur ! » s’exclama Mariposa.
Cohen accéléra au lieu de s’arrêter, soulevant des gerbes d’eau, puis s’engagea sur la place en tournant au coin du bâtiment. Un simple coup d’œil leur permit d’entrevoir les derniers restes de l’auvent, les vitres brisées, les portes défoncées, les gens qui couraient partout, indifférents à la tempête et à la fumée noire crachée par le dernier étage d’un immeuble d’angle. Cohen pila devant la cafétéria. Pleine de charognards. Comme la place. Le trottoir était jonché de corps immergés.
Quand il voulut ouvrir sa portière, Mariposa l’attrapa par le bras.
« N’y va pas.
— Il faut bien. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre, bordel ?
— Je ne sais pas. »
Elle avait peur, lui aussi et, pire encore, il n’avait pas d’arme, pas même une batte de base-ball ou un bâton.
« Ce n’est pas possible, franchement, il ne peut pas être là-haut, si ? reprit-il en regardant autour de lui. Bordel de bordel de merde ! »
Ses deux poings s’abattirent sur le volant. Les mille tambours de la pluie ne faisaient qu’amplifier son désespoir.
Les quelques hommes qui s’activaient sur le trottoir s’arrêtèrent, considérèrent la camionnette. L’un d’eux la montra du doigt.
« Cohen », dit Mariposa.
Quand les zonards s’approchèrent en courant, Cohen passa la marche arrière et fit demi-tour, heurtant le trottoir opposé, invisible sous l’eau. Le pick-up tressauta. Ses occupants tressautèrent. Mariposa se cogna la tête contre la vitre, pendant que son compagnon passait maladroitement la première. Les charognards les encerclaient à toute allure, conscients qu’ils n’avaient pas d’arme — ou ils s’en seraient déjà servis. Vêtements usés et sales, visages usés et sales, bras tendus, comme devant un animal affolé qu’il aurait fallu calmer avant de le mettre en cage, voilà ce qu’ils allaient affronter. Cohen se pencha et ouvrit la boîte à gants, vide, il le savait pourtant, puis il chercha à tâtons sous la banquette pendant que Mariposa verrouillait sa portière — ce qui ne servirait évidemment à rien. Il récupéra un démonte-pneu, mais au moment où il l’agitait en direction des pillards sans susciter la moindre réaction, des coups de feu retentirent brusquement. Un des hommes tomba en se tenant la jambe ; les autres détalèrent.
« Baisse-toi », hurla Cohen.
Indifférente au conseil, Mariposa examina les alentours. Le tireur était posté à une fenêtre du premier étage, au-dessus de la cafétéria.
« Evan ! » s’écria-t-elle en le montrant du doigt.
Agenouillé par terre, accoudé à l’appui de la fenêtre, à présent privée de vitre, l’adolescent braquait son fusil sur la place. Il fit signe à ses amis d’approcher, pendant que Brisco les regardait, immobile derrière lui, les mains sur ses épaules.