Penché à l’extérieur, Evan enchaîna quelques coups de feu supplémentaires afin de dissuader d’autres charognards de s’en prendre au pick-up. Cohen en profita pour repasser la première puis traverser la rue à toute allure. La foule s’écarta quand la camionnette monta brusquement sur le trottoir, heurta la devanture et s’arrêta en dérapant.
« Toi, tu prends Brisco », dit Cohen à Mariposa alors qu’ils ouvraient les portières et descendaient de la cabine.
Il alla se poster sous la fenêtre en agitant son démonte-pneu en direction de la cafétéria.
« Vise-moi ça ! » s’écria quelqu’un.
Il y avait une vingtaine de personnes à l’intérieur et une quarantaine sur le trottoir — qui toutes entreprirent de s’approcher discrètement du pick-up.
« Lance-moi un flingue ! » cria Cohen en jetant son démonte-pneu.
Evan laissa tomber la carabine à canon scié par la fenêtre à l’instant précis où Mariposa hurlait, car deux femmes l’avaient attrapée par-derrière. Cohen pivota ; sa balle fit exploser un bout de métal tordu — un morceau d’auvent — planté dans la vitrine. Les assaillantes lâchèrent prise et se réfugièrent dans la cafétéria, pendant qu’il agitait son arme en direction de la foule. Tout le monde se figea.
« J’ai barricadé les portes avec les meubles, on ne peut pas sortir, cria Evan.
— Saute sur la camionnette », hurla Cohen.
Mariposa grimpa sur le capot, puis le toit de la cabine et tendit les bras. Non, non, non, braillait Brisco, alors même que ses pieds apparaissaient à la fenêtre, suivis de son corps tout entier, puis qu’il tombait droit sur la jeune fille. Elle perdit l’équilibre, glissa sur le pare-brise et atterrit sur le capot, mais n’en attrapa pas moins le garçonnet par la taille avant de bondir à terre puis de s’engouffrer dans la camionnette. Alors retentit le tchack tchack tchack des balles qui se logeaient dans le hayon.
« Là-bas ! » s’écria Evan.
Cohen se retourna. Une demi-douzaine d’hommes se précipitaient vers lui en contournant la remorque. L’adolescent tira trois fois d’affilée, un des zonards tomba, un autre s’empoigna le bras, leurs compagnons s’enfuirent en se protégeant la tête, mais la foule se rassemblait apparemment de toutes parts, prête à se jeter sur Cohen, et le rugissement de la pluie l’empêchait d’entendre arriver l’adversaire. Un tchack supplémentaire le poussa à se réfugier devant le capot.
« L’immeuble au coin », cria encore Evan, avant de tirer en direction du bâtiment où il avait vu briller des éclairs blancs.
Le dos collé à la calandre de la camionnette, Cohen braqua son fusil sur la cafétéria.
Dans la cabine, Brisco et Mariposa criaient Venez, allez, venez. La pluie tombait dru, les charognards se rapprochaient sournoisement, les coups de feu se succédaient.
« Maintenant, Evan, hurla Cohen. Il faut y aller maintenant.
— Il va nous avoir, répondit l’adolescent sur le même ton.
— Non, il ne va pas nous avoir. Maintenant, allez. »
Evan enchaîna quelques coups de feu supplémentaires, se jeta par la fenêtre sans lâcher son arme, atterrit brutalement sur le toit de la cabine mais réussit à faire tomber son fusil dans la remorque, où il le suivit maladroitement sous le tir nourri du tireur embusqué de l’autre côté de la place. Après avoir compté jusqu’à trois, à plat ventre sur le plateau, il bondit à terre puis rejoignit en courant Brisco et Mariposa.
Cohen se redressa de toute sa taille et expédia sa dernière balle dans le plafond de la cafétéria, figeant les charognards. La portière que Mariposa venait d’ouvrir l’abrita pendant qu’il contournait furtivement le capot, mais il s’élança à découvert au moment où un coup de feu claquait dans la tempête. Fauché en plein élan, il se plia en deux et s’effondra contre l’aile du pick-up.
« Cohen ! » hurla la jeune fille.
Evan ressortit, le rejoignit en courant et essaya de le relever. Les balles volaient autour d’eux sans les toucher, giflant la camionnette, abattant les vautours qui sortaient de la cafétéria pour se jeter sur eux. Evan passa à son propre cou le bras du blessé, le souleva et l’entraîna, moitié rampant, moitié marchant, la main pressée contre le flanc. La carabine resta où elle était tombée, malgré les protestations de Cohen. Dès qu’il arriva côté passager, Mariposa le tira dans la cabine, Evan claqua la portière puis regagna en courant le côté conducteur, où il grimpa au volant. La foule n’attendit pas davantage pour se lancer à l’assaut, indifférente au tireur qui massacrait de loin : les gens n’avaient plus peur, et ils voulaient cette camionnette.
Evan passa la première pendant qu’ils se jetaient sur le capot et les ailes, visages de fauves ruisselants, poings osseux, bouches hurlantes. Il écrasa la pédale de l’accélérateur. Certains tombèrent, mais d’autres se cramponnèrent aux poignées des portières et au hayon. L’un d’eux réussit même à passer une jambe par-dessus et se laissa emporter quand le pick-up traversa la rue inondée.
« Evan ! » s’écria Mariposa en voyant l’homme chercher à se hisser dans la remorque.
Des mains et des têtes apparaissaient aussi au-dessus du hayon. L’adolescent tourna brutalement à gauche dans la première rue puis accéléra sauvagement. L’intrus fut éjecté, les têtes disparurent, mais quatre mains restèrent agrippées au bout de la remorque. D’autres vautours entreprirent de traverser la place en pataugeant, dans l’espoir que la camionnette prenne un autre virage qui leur permette de la rattraper — ce qu’elle fit d’ailleurs, à gauche toute. Cette fois, les mains disparurent, les corps roulèrent à terre.
« C’est bon ! s’exclama Mariposa. Ne t’arrête pas. Surtout, ne t’arrête pas. Continue tout droit et ne t’arrête pas. »
Evan continua en effet tout droit, de plus en plus loin de la place, de la foule en furie, de la grêle de balles. Ils avaient réussi, ils s’étaient enfuis, mais Brisco restait roulé en boule sur le plancher et Mariposa regardait frénétiquement autour d’elle pour vérifier que personne ne se cramponnait plus au pick-up. Cohen s’était effondré contre la portière, la joue appuyée à la vitre. Ils n’avaient plus rien à craindre de la foule, seule subsistait la pluie, mais il leur fallait bien davantage.
Il bascula en avant, plié en deux.
« Où est-ce que tu es blessé ? Où ? demanda Mariposa en tirant sur la première chemise de son compagnon.
— Nom de Dieu de nom de Dieu », répondit-il seulement.
Il n’arrivait pas à reprendre son souffle, mais finit par écarter sa main de son flanc. La jeune fille releva Brisco, le poussa vers Evan et aida Cohen à se débarrasser de cette chemise, trouée juste au-dessus du ventre. Quand il souleva l’autre, apparut une plaie de deux centimètres de diamètre qui pissait le sang.
« Seigneur. »
Mariposa promena autour d’elle un regard paniqué, qui ne l’aida en rien à trouver une solution.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Evan en freinant.
— Ne t’arrête pas ! s’écria-t-elle.
— Nom de Dieu, répéta Cohen.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ! brailla Evan.
— À ton avis ? riposta-t-elle. Il est blessé au ventre. Donne-moi quelque chose.
— Qu’est-ce que tu veux que je te donne ?
— Roule », ordonna Cohen.
Il se plia en deux, une fois de plus. Un haut-le-cœur lui fit vomir un peu de liquide sur le plancher. Ses mains crispées sur la plaie, ses doigts, son ventre — tout virait au rouge. Mariposa ôta sa propre chemise pour tamponner la blessure puis aida Cohen à s’asseoir sur la banquette, le vêtement pressé contre le torse.