« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? hurla Evan.
— Roule, et ne t’arrête pas, répondit Cohen.
— Mais où je vais ? Je ne sais pas où aller.
— Mon Dieu, mon Dieu, dit Mariposa.
— Dites-moi quelque chose, merde, ajouta Evan.
— Va le plus vite possible, ordonna-t-elle, sans cesser de presser la chemise contre la plaie.
— Mais pour aller où, bordel ? »
Brisco fit écho à son frère puis tendit sa petite main par-dessus Mariposa pour la poser sur la jambe de Cohen. Evan roulait déjà le plus vite possible, c’est-à-dire pas vite du tout, dans la pluie et le vent rageurs, sur la route inondée.
« Seigneur », lâcha Cohen, la lèvre supérieure emperlée de sueur.
« Allez, allez ! » s’exclama Mariposa en le giflant, les mains sanglantes à force de presser la chemise contre la plaie.
La tête du blessé retomba en arrière contre le dossier. Sa bouche s’ouvrit, se referma. Tiens-toi droit, supplia-t-elle, regarde-moi, prends-moi la main, pense au soleil, ne te laisse pas faire, regarde-moi, je te dis de me regarder, on va bien arriver quelque part, n’y pense pas, je sais que ça fait mal mais ça ne va pas durer, on va bien arriver quelque part, accroche-toi.
Il releva la tête pour la fixer d’un regard inexpressif.
Evan jurait, conduisait, frappait le volant. La tempête rageait. Mariposa lâcha la chemise d’une main pour essuyer le visage de Cohen, trempé de sueur et de pluie.
Il la fixait, ils roulaient vers le nord sur cette route impossible, son pantalon se gorgeait de sang et ses forces s’amenuisaient. Il passa une demi-heure à essayer de ne pas s’effondrer, de ne pas montrer comment il se sentait, mais il savait qu’il partait. Le front contre la vitre, les yeux grands ouverts, les mains sur celles de Mariposa qui pressaient la chemise contre la plaie saignante, il regardait par la fenêtre. Elle suppliait, Evan jurait, la pluie et le tonnerre se déchaînaient, l’eau chuintait sous les pneus. Rien ne lui échappait — il entendait tout, il avait conscience de tout. Il regardait le paysage torturé, et il la vit.
Elle parcourait la rue pavée de Venise par une journée magnifique. Les hommes se retournaient pour suivre des yeux son pas élastique. Les femmes qui faisaient du lèche-vitrines la remarquaient au passage. Quand elle le rejoignit et s’assit à la petite table en terrasse, le soleil qui divisait la venelle lui fit quitter la lumière pour l’ombre. Je ne veux pas m’en aller, dit-elle en se tournant vers lui. Le masque qu’il lui avait acheté dans un kiosque du Rialto était posé sur la table, les yeux cernés de pourpre et de noir, une larme sur la joue gauche, la bouche entourée de bordeaux étirée par un sourire diabolique. Elle le prit et s’en couvrit le visage. Ses prunelles pétillaient. Je m’habitue à la ville. Je me sens chez moi. Et il voyait bien en effet qu’elle se sentait chez elle dans ce genre d’endroit, mais peu importait où elle se trouvait et où elle se sentait chez elle, du moment qu’il y était avec elle.
Je ne veux pas m’en aller, répéta-t-elle en écartant le masque de son visage, qui s’était assombri — impression de perte, de deuil.
« Cohen ! » Mariposa lui toucha la joue. « Lève la tête. Allez, quoi. Mon Dieu, mon Dieu ! »
Il avait les yeux ouverts, malgré ses paupières lourdes. Le serveur sortait du café avec les expressos. Elisa regardait les passants, il regardait Elisa, Venise tout entière résonnait de bavardages incompréhensibles, du tintement des tasses et des soucoupes, du chant d’un vieillard. C’est drôle, reprit-elle sans le regarder. On a passé notre vie au bord de l’eau, toi et moi, mais ça ne fait pas le même effet ici. Ici, on est entourés d’eau. Elle pinça les lèvres, il lui demanda si c’était une bonne ou une mauvaise chose, et elle répondit que c’en était une bonne. Tu t’y habituerais, dit-il. Elle secoua la tête et le considéra, souriante, pleine d’une paix intérieure qui portait jusqu’à lui.
Je t’y ramènerai un jour, dit-il en lui prenant la main.
« Reste avec moi », hurla Mariposa, qui lui avait empoigné la tête à deux mains et la secouait. Il la regardait, mais ne la voyait pas. « Reste avec moi, Cohen, reste, je te dis de rester, nom de Dieu !
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Evan.
— Regarde-moi. Regarde-nous. On va y arriver. C’est fini, maintenant. Fini. » La voix de Mariposa vacilla. Le visage de Cohen entre ses mains, la pluie, la sueur et le sang mêlés sur ses doigts et ses poignets en ruisselets minuscules. Il était ailleurs, ça se voyait. « S’il te plaît, Cohen, regarde-moi. C’est fini, je te jure que c’est fini. »
La prochaine fois, on aura peut-être une poussette pour qui tu sais, dit Elisa. De qui tu parles ? demanda-t-il, souriant. Il arrive, tu le sais parfaitement. On peut attendre encore un peu, mais il arrive, tu le sais aussi bien que moi. Tu ferais mieux de t’y préparer, mais tu seras parfait. Les yeux d’Elisa changèrent, une fois de plus, la paix remplacée par la confiance et l’excitation à la pensée des années à venir. N’aie pas peur, ajouta-t-elle, radieuse.
Je n’ai pas peur. C’est un tout petit machin, je ne risque rien dans une bagarre.
Une adolescente en longue jupe blanche et sandales approchait, chargée d’une brassée de roses. Elle s’arrêta près de leur table et les tendit à Cohen, en disant quelque chose et en désignant Elisa d’un petit coup de menton. Il leva deux doigts, la fille tira deux fleurs de son énorme bouquet, les lui donna, attendit qu’il la paye puis hocha la tête et poursuivit sa route, pendant qu’il tendait les roses à Elisa.
Une pour l’eau de Venise, une pour celle du Mississippi.
Elle les prit, les sentit, en caressa les pétales du bout des doigts.
Quelqu’un appelait Cohen au loin, mais il ne savait ni qui ni où et n’essayait même pas de répondre.
Le soleil suivait sa trajectoire céleste ; leur ombre avait disparu. Il effleura la joue d’Elisa, son bras, sa jambe. On aurait dit une statue de marbre d’une extrême beauté, parfaitement sculptée et préservée.
49
Mariposa attendait à la gare routière d’Asheville, Caroline du Nord. À vingt minutes du foyer qui les abritait depuis des mois. À l’endroit où elle attendait toujours. Les jambes croisées, son sac posé à côté d’elle sur le banc de bois. Les ventilateurs du plafond cliquetaient en brassant l’air de leurs hélices. Elle laissait les pages d’un magazine d’information défiler sous son pouce avec un léger froufrou agréable à l’oreille. L’employée à lunettes installée au guichet des billets discutait au téléphone, et deux hommes, sans doute des frères, étaient assis de l’autre côté de la petite salle d’attente. L’un d’eux lançait une pièce en l’air jusqu’à ce que l’autre devine s’il allait obtenir pile ou face, puis ils échangeaient les rôles. Le record était de quatre erreurs d’affilée. Dehors, Evan et Brisco jetaient des cailloux sur une cible improvisée — la poubelle disposée par leurs soins sur le parking désert.
Une veste en jean était posée sur le sac. Mariposa portait juste un corsage sans manches, froncé au cou. Le printemps finissant, chaud et humide, rendait la veste inutile en journée, même si les nuits restaient fraîches. Elle décroisa les jambes et posa le magazine sur le banc. La couverture montrait un type en costume, posté sur une estrade inondée de soleil, devant des drapeaux bleu, blanc, rouge qui claquaient au vent ; il levait le poing droit, l’air indigné. Elle retourna le magazine puis le poussa jusqu’au bout du banc.