Ses pensées se précipitaient, la tempête se déchaînait, et il s’endormit sur le ventre, le visage enfoui dans ses bras pliés. Alors vinrent les rêves. L’anarchie qui avait immédiatement suivi la déclaration officielle de la Limite — le feu bouté aux magasins pillés, aux immeubles branlants, aux maisons abandonnées ; la côte flambant comme une allumette, parce que les bandes de laissés-pour-compte incendiaient tout ce qu’elles trouvaient d’inflammable avant de passer à n’importe quoi d’autre d’aussi inflammable. Les casinos, évidemment, symboles de la frustration des habitants du cru qui les avaient toujours vus se relever les premiers alors que tout le reste souffrait, y compris les hommes. Certains établissements avaient été emportés par les marées rugissantes, renversés, poussés à l’intérieur des terres. D’autres avaient coulé. D’autres encore évoquaient des ruines romaines, simples coquilles datant d’une époque prospère. Ceux qu’on pouvait brûler avaient brûlé, comme le reste, taches de feu rougissant la nuit des petites villes désertes telles que Gulfport ou Biloxi.
Les incendies faisaient rage dans les rêves de Cohen, où retentissaient les explosions des conduites de gaz et les bris de verre semblables à des coups de feu. Les pyromanes se livraient à des célébrations de peuplades en mal de rituels, persuadées que le carnage servait d’une manière ou d’une autre leur mode de vie. L’immense nuage de fumée qui en résultait occupait le ciel en attendant l’ouragan suivant, l’ouragan suivant arrivait, son tourbillon aspirait la fumée, et le ciel gris virait à un gris plus profond encore, plus menaçant, couleur de pierre lisse et coupante. Les incendies faisaient rage, les hurlements et les explosions retentissaient, les rêves de Cohen l’emportaient dans un tourbillon de destruction — son sommeil l’emportait dans un tourbillon de destruction, et il dormait sans un tressaillement, insensibilisé au spectacle de la démolition.
Il se réveilla en sursaut. La douleur fusa dans son bras. Comme il avait oublié où il se trouvait, il se cogna la tête contre le banc en se redressant et se rallongea, la main sur l’épaule, les traits crispés par la souffrance. Quand elle reflua, il roula par terre pour se dégager de son abri, se leva et s’assit dessus, glacé jusqu’aux os. La pluie et le vent meurtrissaient la terre. Frissonnant, il se serra dans ses propres bras, les yeux clos, en essayant d’invoquer le souvenir d’un endroit chaud et accueillant.
Il les regardait de la porte de derrière. Elles s’étaient installées dans le pré, sur une couverture. Elisa arborait une robe bain de soleil qui dévoilait ses épaules, des lunettes noires, une queue-de-cheval lui dégageant le visage. La fillette avait les mêmes cheveux qu’elle, longs, bruns et ondulés. Elles captaient la lumière comme des anges. Et elles jouaient, mais il ne voyait pas à quoi. Elles discutaient, mais il n’entendait pas de quoi. Des parasites noyaient leur voix. Il avait beau les appeler, elles ne réagissaient ni l’une ni l’autre, alors il s’approchait pendant que le soleil devenait de plus en plus ardent, jusqu’à ce qu’un éclair blanc aveuglant engloutisse le paysage. Quand Cohen retrouvait la vue, elles avaient disparu, la couverture avait disparu, mais les parasites persistaient. Il se tripotait les oreilles, il se frottait les yeux. Les parasites lui emplissaient la tête. Il criait sa détresse en rouvrant les paupières. Elles disparaissaient dans l’église obscure.
Le vent poussa par un trou du toit quelque chose qui tomba à grand vacarme. Cohen se glissa une fois de plus sous le banc et resta allongé par terre, les yeux clos, les bras croisés dans un centimètre d’eau. La voix résonnait toujours dans sa tête, Tue-le, vas-y, tue-le.
4
C’était comme voyager dans la remorque d’une camionnette. Le balancement, les à-coups, l’incertitude qui empêchait de lâcher prise. Mariposa attendait, assise sur le matelas jeté à même le plancher, les mains à plat par terre. Le vent secouait le mobil-home, maintenu par des cordes disposées au petit bonheur la chance, mais étroitement nouées à des piquets plantés le plus profond possible. L’enchevêtrement des câbles rappelait une toile d’araignée, plus dense vers le milieu de la caravane, dont le toit s’affaissait légèrement sous la pression. Elle ne s’en balançait pas moins par grand vent. Mariposa avait attendu bien souvent de cette manière, la nuit, sans jamais s’envoler, mais la peur persistait. Trois bougies brûlaient dans un coin. Les canettes de bière vides qui servaient de bougeoirs avaient beau s’entrechoquer, elles ne tombaient pas. La lumière dansait au rythme de la tempête.
Mariposa avait étendu ses vêtements trempés par terre, au pied du matelas, avant de s’enrouler en culotte et chemise de flanelle dans son sac de couchage. Ses épaules et ses seins disparaissaient sous son épaisse chevelure mouillée, qui descendait jusqu’à ses jambes croisées. Elle se balançait légèrement en marmonnant, dans l’espoir de se persuader que la tempête ne lui ferait pas de mal et de ne pas penser au lendemain. Elle se demandait aussi ce qu’était devenu le type abandonné sur la route. Un coup d’œil au pardessus que lui avait donné Aggie. La poche contenait toujours la cordelette de tondeuse, sans doute incrustée de minuscules morceaux de peau.
Mariposa était créole, née de parents créoles eux-mêmes d’ascendance créole. Elle avait passé son enfance à la limite est du Carré français de La Nouvelle-Orléans, dans une vieille maison parquetée tout en longueur, aux fenêtres définitivement fermées par de multiples couches de peinture. Six à dix autres personnes l’occupaient avec elle — tout dépendait du nombre de cousins, d’oncles, de sœurs qui s’y installaient n’importe quand. Sa famille était aussi propriétaire d’une supérette au croisement de Dauphine Street et Ursuline Street. Les fruits et légumes sur la droite, le vin et les alcools sur la gauche, le vaudou dans l’arrière-boutique : encens, savons spéciaux, livres d’occultisme, plantes nécessaires aux arts noirs. La grand-mère trônait plus loin, au cœur de la bâtisse, dans un nuage de fumée de cigarette. Elle lisait sur sa petite table de bois rectangulaire les tarots, la paume des mains — tout ce que ses visiteurs pouvaient bien lui demander de lire.
Une unique ampoule bleue accrochée au plafond éclairait la pièce sans fenêtre, pas plus grande qu’un placard. Trois de ses murs disparaissaient du sol au plafond derrière des tentures sombres, rouges, pourpres et carmin. Devant les briques du quatrième était tendu un fil de fer, auquel on accrochait à l’aide de pinces à linge des photos en noir et blanc souvent jaunies, parfois gondolées, certaines datant de trente, quarante voire cinquante ans. C’étaient les membres de la famille morts et enterrés qui inspiraient la grand-mère : elle prédisait les heurs et les malheurs à venir en appelant les disparus par leur nom, la main tendue en arrière comme pour les toucher, les étreindre pendant qu’ils s’expliquaient. Quand un fidèle client avait profité d’un coup de chance annoncé, il lui arrivait de demander spécifiquement un de ces défunts, celui dont le visage stoïque figé sur la vieille photo évoquait maintenant pour le vivant un ange gardien déguisé en pauvre.
La grand-mère s’appelait Mariposa, d’où le nom de la petite-fille. Laquelle ressemblait à la grand-mère, à la mère, aux tantes : épaisses boucles noires, yeux sombres enfoncés dans leurs orbites, peau de chocolat onctueux. Enfant, Mariposa la jeune suivait Mariposa la vieille comme son ombre. Elle s’asseyait dans un coin du réduit où la devineresse en appelait aux esprits pour qu’ils lui livrent leurs prophéties ; elle parcourait en sa compagnie les rues du Carré français, attentive à l’histoire des antiques demeures et des fantômes qui les hantaient ; elle nourrissait les oiseaux de Jackson Square en se faisant dépeindre le Christ et les saints puis, sans transition, les esprits des esclaves et des pirates défunts. Pendant leurs promenades au bord de la rivière, Mariposa la vieille parlait à Mariposa la jeune des couples séparés sur cette berge même — un vapeur emportait un des amants, alors que son âme sœur restait postée sur l’embarcadère —, héros arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, destins romantiques brisés qui faisaient battre le cœur avant de le déchirer. La moindre rue avait son histoire, la moindre venelle son fantôme, la moindre bougie son esprit, voletant à proximité. Une fête de l’imagination.