Je me mis à tambouriner sur la table. Je me voyais ingénieur en chef d’une organisation de ce genre. On ne me permettrait probablement même plus d’avoir une table à dessin. J’aurais aussi bien pu rester dans l’armée pour y tenter ma chance comme général.
Néanmoins, je n’interrompis pas la lecture.
Tertio : nous ne pouvions pas mettre une telle affaire au point sans un gros capital. Les entreprises Mannix nous accorderaient le capital nécessaire. Cela revenait à dire que nous nous vendions à Mannix, que nous leur cédions notre affaire, nos projets et le Robot-à-tout-faire, pour devenir une filiale. Miles serait directeur, je serais l’ingénieur en chef préposé aux recherches, notre belle liberté serait finie, nous devenions tous deux des employés.
— C’est tout ?
— Oui. A présent, discutons-en, et ensuite nous voterons.
— Il faudrait ajouter une clause nous autorisant à nous asseoir la nuit devant l’usine et à chanter des spirituals.
— Ce n’est pas une plaisanterie, Dan. C’est ainsi que cela doit s’organiser.
— Je ne plaisantais pas. Un esclave doit avoir quelques privilèges, sans quoi il risque de se révolter. Bon. Ai-je droit à la parole ?
— Bien entendu.
Je leur soumis une contre-proposition qui me trottait en tête. Nous nous retirions de la fabrication. Notre chef de fabrication, Jake Schmidt, était un bon ouvrier ; néanmoins, j’étais sans cesse arraché à la chaleur de mes brumes créatrices pour arranger des broutilles à l’atelier. C’était comme d’être éjecté d’un lit bien chaud pour atterrir dans un bain glacé. Et c’était la raison majeure de mon travail nocturne. Du fait des nouveaux locaux à prévoir et des équipes de nuit qui ne tarderaient pas à devenir nécessaires, je voyais approcher le jour où je n’aurais plus une seconde à consacrer aux pensées inventives, et cela sans préjudice de notre refus à nous mettre au diapason de General Motors. Je ne pouvais me dédoubler. Je ne pouvais être, à la fois, inventeur et directeur de fabrication.
Ainsi donc, je proposai qu’au lieu de nous agrandir nous rapetissions. Nous vendrions les droits du Robot Maison et du Robot Maison Lave-Tout ; d’autres les fabriqueraient et nous nous contenterions d’empocher les droits des brevets. Quand le Robot-à-tout-faire serait prêt, nous en ferions autant avec lui. Si Mannix voulait ces droits et en offrait un bon prix tant mieux ! Nous allions changer notre nom. Nous serions une firme de recherche Davis Gentry Research Co. ; nous resterions à trois, avec ou deux mécaniciens qui m’aideraient pour les prototypes. Miles et Belle n’auraient qu’à compter l’argent qui rentrerait.
Miles secoua lentement la tête.
— Non, Dan. La vente des droits nous rapporterait, je ne dis pas le contraire. Mais ce serait loin de rapporter les sommes que nous encaisserions en fabriquant nous-mêmes.
— Mais ce n’est pas nous qui fabriquerions, Miles ! Nous vendrions nos âmes à Mannix ! Quant à l’argent, de combien as-tu besoin ? On ne peut employer qu’un yacht, une piscine à la fois… et tu les auras avant la fin de l’année, si c’est ça que tu désires.
— Ce n’est pas ce que je désire.
— Alors que désires-tu ?
— Toi, Dan, tu as envie d’inventer différents objets. Cette affaire t’en donne la possibilité ; tu auras l’aide nécessaire, toutes les facilités et l’argent indispensable à ta portée. Moi, Dan, je veux diriger une affaire importante. Une affaire vraiment importante. Je me sens doué en ce domaine. (Il lança un coup d’œil à Belle :) Je n’ai pas envie de passer ma vie ici, au cœur du désert de Mojave, à jouer l’homme d’affaires pour le compte d’un inventeur solitaire.
— Tu ne parlais pas comme ça, à Sandia. (J’avoue qu’il m’étonnait :) Tu veux te retirer, Miles ? Belle et moi serions tristes de te voir partir ; mais si c’est cela qui te tente, je pourrais, sans doute, hypothéquer l’affaire afin de racheter tes parts. Je ne veux pas que tu te sentes lié.
J’étais bouleversé ; mais si ce vieux Miles avait la bougeotte, je ne me sentais pas en droit de le retenir.
— Non, Dan, je ne tiens pas à vous quitter. Je veux que nous nous agrandissions. Tu as pris connaissance de mon projet ? C’est une proposition dans les règles, sujette à prise de position du conseil. J’y tiens.
— Si tu tiens aux règles… Bon. Le vote est « Non ». Belle, enregistre-le. Pourtant, je ne veux pas faire officiellement ma contre-proposition ce soir ; je tiens à ce que nous en discutions ensemble. Je désire que tu sois content, Miles.
— Agissons conformément aux règlements, insista-t-il, têtu. Faites l’appel nominal, Belle.
— Bien, monsieur. Miles Gentry, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une série de chiffres.) Quelle est votre réponse ?
— Pour.
— Daniel B. Davis, votant, numéros des actions… (Elle énuméra une nouvelle série de chiffres.)
Je n’écoutais pas.
— Quelle est la réponse ?
— Contre. Et voilà. Désolé, Miles.
— Belle S. Darkin, enchaîna imperturbablement la voix officielle, votant, numéros des actions… (Suivit une énumération, après laquelle elle conclut :) Je vote pour.
Ma bouche s’ouvrit malgré moi ; quand je parvins à reprendre mon souffle, je lui dis :
— Mais chérie, tu ne peux pas faire ça ! Ces actions sont à ton nom, d’accord, mais tu sais bien que…
— Annoncez le résultat, grogna Miles.
— Les pour l’emportent. La proposition est adoptée.
— Enregistrez-le.
Les minutes qui suivirent furent assez confuses. D’abord, je me mis à hurler, puis à essayer de la raisonner ; après je lui lançai que sa conduite était malhonnête. Elle savait aussi bien que moi qu’en lui donnant ces actions, j’avais l’intention de continuer à voter comme auparavant, que je n’avais pas l’intention de perdre le contrôle de l’affaire, que c’était, simplement, un cadeau, sans plus… un cadeau de fiançailles… Fichtre ! J’avais même payé l’impôt sur ces actions comme si elles m’appartenaient encore ! Si elle était capable d’agir de cette façon quand nous n’étions que fiancés, que serait-ce une fois que nous serions mariés ?
Elle me regarda et son visage me parut celui d’une étrangère.
— Si tu penses que nous sommes encore fiancés après tout ce que tu viens de me dire, tu es encore plus idiot que je ne le croyais. (Elle se tourna vers Miles :) Voulez-vous me reconduire chez moi ?
— Certainement, chère amie.
J’ouvris encore la bouche pour dire quelque chose, mais me tus et sortis sans chapeau. Il était grand temps que je m’en aille, sans quoi j’aurais probablement tué Miles puisque je ne pouvais toucher à Belle.
Évidemment, le sommeil ne vint pas. Vers 4 heures du matin, je me levai et me dirigeai vers mon téléphone. Après avoir discuté et accepté de payer plus que ça ne valait, je me retrouvai, sur le coup de 5 h 30, devant nos locaux avec un camion de location. Je me dirigeai vers la grille, dans l’intention de l’ouvrir afin que le camion soit le plus près possible de la porte d’embarquement. Le Robot-à-tout-faire pesait près de 200 kilos. A la grille, il y avait un nouveau cadenas. Je l’escaladai, m’écorchant aux fils de fer barbelés. Une fois de l’autre côté, le cadenas ne serait pas compliqué à faire sauter. J’aurais une centaine d’outils à ma disposition… La serrure de la porte d’entrée avait été changée également. J’étais en train de l’examiner en me demandant s’il valait mieux casser une fenêtre à l’aide d’un objet quelconque, ou retourner prendre le cric dans le camion pour forcer la porte, lorsqu’une voix cria :
— Hé ! là-bas ! Haut les mains !