— Mais bon sang ! Je ne peux pas l’épouser ! Je n’en veux plus maintenant que j’ai vu ce dont elle est capable !
— Ça, c’est votre problème. Revenons à l’affaire. Avez-vous des témoins, ou des lettres, ou n’importe quoi prouvant que, lorsqu’elle a accepté ce don, elle savait que vous le faisiez parce qu’elle deviendrait votre femme ?
Je réfléchis. Bien sûr, j’avais des témoins ! Deux témoins : Miles et Belle.
— Vous voyez ? Vous n’avez contre eux que votre bonne foi. Et ils disposent d’une pile entière de pièces à conviction. Cela ne peut vous mener à rien. Cela pourrait même peut-être – qui sait ? – vous conduire à un internement en maison de santé. Ce ne serait pas la première fois qu’un cas de cette espèce se produirait. Je ne puis que vous conseiller de chercher dans une autre branche. Vous pourriez même vous lancer dans la concurrence : j’aimerais assez voir où peut mener cette phraséologie à condition de ne pas être obligé de l’attaquer… Ne les accusez surtout pas de complot, ils vous attaqueraient en dommages et intérêts et vous perdriez le peu qu’ils vous ont laissé.
Dans l’immeuble qu’habitait cet avocat, il y avait un bar. J’y ai bu, après avoir pris congé de lui, plus d’une demi-douzaine de verres…
Voilà les pensées qui m’occupaient, tandis que je gagnais le lieu de mon rendez-vous avec Miles. Quand notre affaire avait commencé à rapporter, il s’était mis en quête d’une petite maison dans la vallée de San Fernando, et il avait trouvé quelque chose à sa convenance. C’est donc là que je me rendis. Je me rappelai subitement que Ricky ne serait pas chez son beau-père, elle faisait un séjour au camp scout de Big Bear Lake. Je fus content de songer qu’elle ne serait pas témoin de la discussion qui ne manquerait pas d’éclater entre Miles et moi.
Dans le tunnel de Sepulveda, il me vint à l’idée qu’il ne serait pas malin de conserver sur moi mon certificat d’actionnaire. Je ne m’attendais pas à une bagarre, à moins de la provoquer moi-même ; pourtant, comme un chat échaudé craint l’eau froide, j’étais méfiant.
Laisser le certificat dans la voiture ? Supposons que je sois amené au poste pour coups et blessures : on ne sait comment une discussion comme celle que j’allais avoir avec Miles pouvait se terminer ! Ma voiture serait fouillée, confisquée peut-être.
Mieux valait trouver autre chose. M’adresser mon propre certificat par la poste ne valait rien non plus. Ces temps derniers, mon courrier m’attendait poste restante à cause de mes déménagements d’hôtel en hôtel. Le meilleur moyen serait d’envoyer le papier à quelqu’un de sûr… Et la seule personne sûre était : Ricky !
Cela peut sembler baroque de faire confiance à une représentante du sexe féminin alors qu’une autre vient de vous agrafer ? Mais quel rapport y avait-il entre les deux ? Aucun. J’avais connu Ricky la moitié de sa vie, et s’il y eut jamais fille droite comme un I, c’était bien elle. Pete lui faisait également confiance. Par ailleurs, elle n’avait pas de ces particularités physiques qui obnubilent les jugements masculins. Sa féminité ne dépassait pas son visage, son corps n’avait pas encore été touché.
Quand je parvins à m’extraire du trafic intense du Sepulveda Tunnel, je bifurquai dans une rue adjacente et descendis devant un drugstore. J’y fis l’achat d’une grande et d’une petite enveloppe, d’un bloc de papier à lettres et de timbres. Voici ce que j’écrivis :
Chère Ricki-tikki-tavi,[1]
J’espère te voir bientôt. En attendant, veux-tu avoir la gentillesse de garder pour moi l’enveloppe ci-jointe ? C’est un secret entre toi et moi.
Je me mis à réfléchir. Et si par malheur il m’arrivait quelque chose ? Un accident est vite arrivé ! Tant que ce papier serait entre les mains de Ricky, il risquait de tomber entre celles de Miles et de Belle. Il fallait empêcher cela à tout prix ! Je me rendis compte en conjecturant là-dessus que j’avais inconsciemment pris une décision en ce qui concernait le Long Sommeil : je n’allais plus m’en remettre à lui. Le fait de me retrouver la tête claire et le souvenir du laïus du médecin m’avaient rendu ma combativité. Je ne me dégonflerais pas en m’enfuyant, je resterais pour lutter. Ce certificat était ma meilleure arme. Il me donnait le droit de vérifier leur comptabilité ainsi que toutes les affaires de la société. S’ils essayaient encore de m’interdire l’entrée des locaux, je me ferais accompagner par un avocat et un représentant du shérif dûment mandaté par la Cour.
Grâce à ce certificat, je pourrais les attaquer. Je ne gagnerais peut-être pas la partie, néanmoins je pourrais faire du scandale. Un scandale susceptible de changer les projets d’achat de la compagnie Mannix ?
Valait-il donc mieux ne pas envoyer le papier à Ricky ?
Mais non, s’il m’arrivait quelque chose, je voulais que ce fût elle qui en bénéficie. Ricky et Pete étaient ma seule famille.
Je poursuivis ma lettre :
Si, par hasard, je ne te revoyais pas d’ici à un an, tu saurais qu’il m’est arrivé quelque chose. Dans ce cas, il faudra que tu t’occupes de Pete, si tu parviens à le trouver. Sans rien dire à personne, tu porteras l’enveloppe ci-jointe à une succursale de la Bank of America, tu demanderas à voir le fondé de pouvoir et tu exigeras qu’il l’ouvre.
Je t’embrasse. Oncle Danny.
Sur une deuxième feuille, j’écrivis :
3 décembre 1970
Los Angeles, Californie.
Je dépose aux bons soins de la Bank of America, au nom de Frederica Virginia Gentry, la liste d’actions de Robot Maison S.A. dont le certificat de propriété est ci-joint. Je demande que la Bank of America remette la totalité de ce dépôt à la personne susnommée le jour de sa majorité.
Et je signai. Cela me semblait clair. C’était le mieux que je pouvais faire, sur un comptoir de drugstore, avec un juke-box hurlant à mes oreilles.
Tout reviendrait à Ricky sans que ni Miles ni Belle n’aient la possibilité d’y toucher.
Si tout allait bien, il me serait facile de récupérer l’enveloppe lors de ma première rencontre avec Ricky. Je plaçai le certificat et la lettre adressée au fondé de pouvoir dans la petite enveloppe. L’ayant fermée, je la glissai accompagnée de ma lettre à Ricky dans la grande enveloppe, et jetai le tout dans la boîte aux lettres qui se trouvait devant le drugstore. Je remarquai que la prochaine levée avait lieu dans une vingtaine de minutes, et regagnai la voiture le cœur léger…
Ce n’était pas tant le fait d’avoir mis mes actions à l’abri que d’avoir résolu mes problèmes majeurs. Ou plutôt, sinon de les avoir résolus, de m’être décidé à les regarder en face, au lieu d’aller me cacher dans un coin sombre, ou d’essayer de les fuir grâce à je ne sais quelle drogue d’oubli. De toute évidence, j’avais envie de voir l’an 2000, mais je pouvais aussi bien le voir sans me presser… en attendant l’âge de 60 ans ; je serais alors peut-être encore assez jeune pour apprécier les filles. Pas de précipitation. Bondir, du seul fait d’un long sommeil, dans le siècle suivant, ne pouvait pas satisfaire un homme normal. C’est comme d’assister à la fin d’un film sans en avoir vu le début. Ce qu’il fallait faire des trente années à venir, c’était en goûter la saveur, au fur et à mesure de leur déroulement. Ensuite, lorsque viendrait l’an 2000, je serais en mesure de le comprendre.