— Quelle merveilleuse théorie ! Voyons, mon vieux, si c’était pour services rendus à la compagnie et non à moi personnellement, tu aurais été au courant et il eût été normal que tu lui donnes le même montant, car enfin, nous partagions les bénéfices par moitié, cela malgré le fait que je détenais, ou croyais détenir la majorité. Ne me dis pas que tu as donné à notre chère amie un lot d’actions d’égale valeur ?
Je les vis échanger un regard, et fus envahi d’une folle certitude.
— Peut-être, en effet, l’as-tu fait ! Je parie que le cher trésor t’en a persuadé. Sans cela, elle n’aurait pas marché dans cette combine. Si oui, tu peux parier qu’elle a aussitôt fait dûment enregistrer le transfert. Les dates prouveront que moi, je lui ai fait ce don le jour même de nos fiançailles. Elles furent annoncées dans le Desert Herald, alors que toi, tu lui as remis ton lot au moment où vous m’avez glissé une peau de banane sous le talon pour me faire tomber. Tout cela sera évident. Peut-être bien qu’un juge me croira finalement… Qu’en dis-tu, Miles ?
Je leur en avais fichu un sale coup. Oui, un sale coup ! En observant la façon dont ils pâlissaient, je sus que je venais de toucher au point faible, de découvrir le seul et unique fait qu’ils ne pourraient expliquer, celui que je n’étais pas censé connaître. Je les pressai donc en faisant une supposition téméraire. Téméraire ? Non, logique.
— Quel est le montant du lot, Belle ? Le même que celui que tu as obtenu de moi lors de nos « fiançailles » ? Tu as fait davantage pour lui, tu devrais avoir touché plus.
Je me tus brusquement.
— Dites donc, il m’avait bien semblé bizarre que Belle fût venue jusqu’ici rien que pour me parler, étant donné qu’elle a ce trajet en horreur. Peut-être n’as-tu pas eu à le faire, ce trajet ? Peut-être étais-tu déjà sur place ? Avez-vous une liaison, tous les deux ? Ou bien devrais-je dire : êtes-vous fiancés ? A moins que vous ne soyez déjà mariés ? (Je réfléchis un moment :) Oui, je parie que c’est ça ! Vous êtes mariés ! Miles n’est pas aussi innocent que moi ! Je parie ma deuxième chemise, Miles, que tu n’aurais jamais fait un don pareil simplement contre une promesse de mariage. Mais tu aurais pu le faire par contre comme cadeau de mariage – à condition de conserver le droit de vote impliqué par la possession de ces actions. Ne vous donnez pas la peine de me répondre. Dès demain je me mets à la recherche des faits précis. Je les trouverai dans les registres officiels.
Après un regard à Belle, Miles dit :
— Ne perds pas ton temps. Je te présente ma femme.
— Vraiment ? Mes meilleurs vœux. Vous vous méritez, vous êtes dignes l’un de l’autre. Et maintenant à propos de ma part d’actions, puisque Mrs Gentry, de toute évidence, ne peut m’épouser, il me semble…
— Ne sois pas ridicule, Dan. Ta théorie absurde a été démontée par mes soins. J’ai effectivement transféré un lot d’actions au nom de Belle, tout comme toi. Pour le même motif : services rendus à la compagnie. Ainsi que tu l’as dit, tout a été enregistré. Belle et moi nous sommes mariés voici une semaine ; néanmoins, les actions ont été enregistrées à son nom depuis pas mal de temps. Tu peux vérifier. Il n’y a pas de faille. Elle a reçu un lot d’actions de chacun de nous en reconnaissance de ses précieux services. Ensuite, tu as rompu avec elle et, après ton départ de la compagnie, nous nous sommes mariés.
Cela était un coup pour moi. Miles était bien trop malin pour avancer un mensonge que je pourrais facilement démonter. Pourtant il y avait là un je ne sais quoi qui ne sonnait pas juste, quelque chose que je n’avais pas encore découvert.
— Où et quand vous êtes-vous mariés ?
— A Santa Barbara, à la salle des mariages, jeudi dernier. Cela ne te regarde d’ailleurs pas.
— C’est possible. A quelle date a été fait le transfert des actions ?
— Je ne sais pas exactement. Si cela t’intéresse, tu n’as qu’à consulter les registres.
Fichtre non, cela ne sonnait pas juste ! Il n’avait certainement pas fait le transfert avant d’être lié à Belle. J’en étais convaincu. Cela ne lui aurait pas ressemblé.
— Je suis en train de me demander. Miles… Si je faisais faire des recherches par un détective, on pourrait découvrir que vous vous êtes mariés avant le jeudi dont vous parlez. Par exemple à Yuraa ? Ou à Las Vegas ? A moins que vous n’ayez fait un saut jusqu’à Reno lors de votre voyage à deux dans le Nord au sujet de nos contributions ? Il se pourrait que l’on retrouve trace de ce mariage, il se pourrait que la date du transfert d’actions et la date des prétendues remises à la firme de mes droits d’invention fassent un effet saisissant. Non ?
Miles ne broncha pas, il ne lança même pas un regard vers Belle.
Quant à Belle, son expression n’aurait pu être plus haineuse après un mauvais coup bien placé. Pourtant, tout semblait s’enchaîner ; je décidai de pousser à fond mes hypothèses.
— J’ai été très patient avec toi, dit simplement Miles, j’ai essayé d’être conciliant. Cela ne m’a rapporté que des injures. Aussi me semble-t-il qu’il est temps pour toi de partir. Sans quoi je vais me voir dans l’obligation de vous jeter dehors, toi et ton chat rongé de puces.
— Bravo ! m’écriai-je. Voilà la première parole d’homme que tu aies prononcée ce soir. Mais il vaut mieux ne pas traiter Pete de chat rongé de puces, il comprend très bien et est capable de vous estropier. O.K., ex-ami, je m’en vais. Mais auparavant, je tiens à faire une petite annonce, elle sera courte. Probablement la dernière chose que j’aurai à dire. D’accord ?
— Bon. Vas-y, mais sois bref.
— Miles, jeta Belle, il faut que je te parle.
Il lui fit signe de se taire sans la regarder.
— Je t’écoute. Sois bref.
— Il est probable que tu n’as pas envie d’entendre ce que je vais dire, dis-je à Belle. Je te suggère de sortir.
Bien entendu, elle resta. J’y tenais.
— Je ne dirai pas que je t’en veux vraiment, Miles. Les choses qu’un homme est capable de faire pour une femme indigne sont incroyables. Si Samson et Marc Antoine se sont montrés vulnérables, pourquoi ne le serais-tu pas également ? Au fait, au lieu de t’en vouloir je devrais t’être reconnaissant. Peut-être le suis-je un peu… Par ailleurs, je te plains. (Je fis un geste vers Belle :) A présent elle est toute à toi, elle est ton souci exclusif. Alors qu’elle ne m’a coûté à moi qu’un peu d’argent et une perte provisoire de ma tranquillité intérieure, que va-t-elle te coûter à toi ? Elle m’a trompé, elle est même parvenue à te convaincre, toi mon meilleur ami, de me tromper. Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle te trompe toi ? Une semaine ? Un mois ? Un an peut-être ? Mais aussi sûr que le chien revient à ses ordures…
— Fous le camp ! hurla Miles, et je savais qu’il était convaincu de ce que j’avais dit.
— Nous partons. Je te plains, mon vieux. Nous avons tous deux commis une erreur, la faute en est autant à moi qu’à toi. Mais tu vas payer seul. Et c’est assez idiot… ce ne fut au départ qu’une erreur bénigne…
— Que veux-tu dire ?
Il se laissait gagner par la curiosité.
— Nous aurions dû nous demander pourquoi une femme si chic, belle et compétente, et si pleine de vitalité, consentait à accepter un travail si mal rémunéré. Si nous avions pris ses empreintes digitales, ainsi que le font les grandes maisons, si nous avions fait une enquête sur ses antécédents, nous ne l’aurions peut-être pas engagée… et nous serions encore associés.
Encore un sale coup à leur adresse ! Miles dévisagea sa femme, et elle… elle eut l’air d’un rat coincé… Si tant est qu’un rat puisse être bâti comme Belle.