Je ne pus me priver de la joie de continuer. Allant vers Belle, je déclarai :
— Voilà, Belle. Si je fais examiner un verre dont tu t’es servie… que découvrira-t-on ? Que tu es recherchée par la police ? Que tu es une spécialiste en matière d’escroqueries ? De chantage ? Que tu épouses les gogos pour leur argent ? Miles est-il légalement ton mari ?
Je tendis la main pour prendre le verre dans lequel elle avait bu.
D’un geste sec, Belle le fit tomber à terre.
Miles me cria quelque chose.
Je me rendis compte subitement que j’étais allé un peu loin. Comment avais-je été assez fou pour m’aventurer sans arme dans ce repaire d’animaux dangereux ? De plus, je commis la faute la plus grave que puisse commettre un dompteur : je leur tournai le dos. Miles hurla, je lui fis face, Belle empoigna son sac… je me souviens d’avoir pensé que c’était un drôle de moment pour prendre une cigarette !
A ce moment-là, je sentis la piqûre d’une aiguille.
Tandis que mes genoux mollissaient et que je glissais vers le tapis, je n’eus qu’une idée : comment Belle pouvait-elle me faire une chose pareille ? Au fin du fond, je croyais encore en elle…
4
Je ne fus pas tout à fait inconscient. Comme la drogue m’envahissait – elle agit plus vite encore que la morphine – je me sentis pris de vertige, plongé dans un état de vacuité. Sans plus. Miles cria quelque chose à Belle et m’empoigna par la taille tandis que mes genoux se pliaient. Il me traîna vers une chaise sur laquelle je m’affalai et le vertige passa.
Je restais éveillé, mais une partie de moi était morte. A présent, je sais de quoi ils se sont servis : la « drogue des zombis ». La réponse de l’oncle Sam au « lavage de cerveau ». Pour autant que je sache, nous ne nous en sommes jamais servis sur un prisonnier, mais on l’a mise au point lors des recherches sur le lavage de cerveau et elle existait, illégale mais efficace. C’est du même produit que l’on se sert actuellement dans les psychanalyses accélérées, mais je crois qu’il faut un permis spécial au psychanalyste pour l’utiliser.
Dieu sait comment Belle se l’était procurée. Mais Dieu sait combien de gogos elle avait à sa disposition. Ce n’est d’ailleurs pas à cela que je pensais alors. Je ne pensais à rien du tout. J’étais tassé sur la chaise, aussi passif qu’un plant de poireau. J’entendais tout, je voyais tout, mais même si une femme nue avait traversé la pièce, je n’aurais pas déplacé mon regard pour suivre son image une fois sortie de mon champ visuel.
A moins d’en avoir reçu l’ordre.
Pete sortit de son sac et vint près de moi pour me demander ce qui se passait. Comme il ne recevait pas de réponse, il se mit à se faire les griffes sur mes jambes en insistant. Le silence seul accueillant ses manèges, il me grimpa sur les genoux, me posa ses pattes de devant sur la poitrine et, me regardant de près, exigea d’être mis au courant.
Je ne répondais toujours pas ; il se mit alors à grogner et à pousser des cris.
Ce qui attira sur lui l’attention de Miles et de Belle.
En me déposant sur la chaise, Miles avait dit :
— Voilà à quoi tu es arrivée ! Es-tu devenue folle ?
— Garde ton sang-froid, mon vieux, rétorqua Belle. Nous allons lui faire son affaire une fois pour toutes.
— Quoi ? Tu t’imagines que je vais prêter la main à un meurtre…
— Oh, la ferme ! Ce serait la chose logique à faire, mais tu manques de cran. Heureusement, avec cette drogue, ce ne sera pas nécessaire.
— Que veux-tu dire ?
— Il est à nous, maintenant. Il fera ce que je lui dirai de faire. Il ne nous causera plus d’ennuis.
— Mais, bon Dieu, Belle, tu ne peux pas le garder toujours sous l’effet de cette drogue.
— Cesse de parler comme un avocat. J’en connais les effets, toi pas. Quand il sortira de ce coma, il fera ce que je lui aurai ordonné de faire. Je vais lui ordonner de ne pas nous poursuivre, et il ne nous poursuivra pas. Je lui ordonnerai de ne plus mettre son nez dans nos affaires, il nous fichera la paix. Si je lui dis d’aller à Tombouctou, il ira. Si je lui dis d’oublier toute cette scène, il l’oubliera, mais il n’en exécutera pas moins les ordres donnés dans l’intervalle.
Je l’écoutais, et comprenais ses paroles, mais sans y prendre aucun intérêt. Si l’on avait crié : « Au feu ! » j’aurais compris également, mais toujours sans réagir.
— Je n’en crois rien, fit Miles.
— Vraiment ? (Elle lui lança un étrange regard :) Pourtant, tu devrais.
— Quoi ? Que veux-tu dire ?
— Laisse tomber. Cette drogue fonctionne à merveille, mon petit. Mais d’abord, il nous faut…
C’est à ce moment-là que Pete se mit à pousser des clameurs. On n’entend pas souvent hurler un chat. On peut passer une vie entière sans entendre cela. Ils ne le font jamais quand ils se battent, quel que soit le coup qu’ils encaissent. Ils ne le font pas pour une simple contrariété. Un chat ne hurle qu’en cas de détresse extrême, lorsque la situation est absolument insupportable et que tout ce qui reste à faire est de hurler.
Cela fait penser aux gémissements des sorcières annonçant la Mort. Aussi peut-on à peine les supporter, on a les nerfs touchés à vif.
— Ce damné chat ! cria Miles. Il faut le chasser d’ici.
— Tue-le ! jeta Belle.
— Hein ? Toujours excessive, Belle ! Dan ferait plus de drame pour ce triste animal que si nous lui avions ôté jusqu’à son dernier penny. Voyons…
Il ramassa le sac de Pete.
— Je le tuerai moi-même, cria Belle. Il y a des mois que j’ai envie de tuer cette sale bête !
D’un regard circulaire, elle chercha une arme et la découvrit sous la forme d’un tisonnier posé près de la cheminée. Elle s’élança et l’empoigna.
Miles ramassa Pete et essaya de le faire rentrer dans le sac. « Essaya » est le mot juste. Pete n’aime être ramassé que par Ricky ou moi. Or, je ne m’y risquerais pas moi-même pendant qu’il hurle sans avoir entrepris de sérieuses négociations préalables. Un chat bouleversé est aussi intouchable que le mercure. Et même dans son état normal, Pete n’aurait pas toléré d’être soulevé par la peau du cou.
Il enfonça ses griffes dans l’avant-bras de Miles et ses dents dans le gras du pouce. Miles poussa un cri et le lâcha.
— Mais bouge-toi donc ! hurla Belle, qui s’élança avec le tisonnier.
Les intentions de Belle étaient claires. Elle possédait l’arme et la force nécessaires. Mais elle manquait d’habitude dans la manipulation de son arme, tandis que Pete connaissait fort bien les siennes. Il plongea et lui lacéra les deux jambes. Belle poussa un hurlement et lâcha le tisonnier.
Je n’ai pas très bien vu la suite. Je regardais droit devant moi, la plus grande partie du living-room était dans mon champ visuel, mais je ne pouvais voir sans en avoir reçu l’ordre. C’est donc « au son » que j’ai deviné la succession des événements, sauf pour le bref épisode pendant lequel ils traversèrent mon champ visuel, avec une soudaineté incroyable : d’abord deux personnes à la poursuite d’un chat, puis, presque simultanément, deux personnes poursuivies par un chat. A part cette courte scène, j’eus conscience de la bagarre grâce à des bruits de chutes et de courses, des cris, des jurons et gémissements.
Je ne crois pas qu’ils l’aient jamais seulement effleuré.
Ce qui m’arriva de pire cette nuit-là, celle de la plus belle heure de Pete, celle de sa plus grande bataille et de sa plus grande victoire, fut non seulement de n’en pas voir tous les détails, mais d’être totalement incapable d’en apprécier le moindre épisode.