Tout cela était assez simple. Il suffisait d’assembler un certain nombre d’éléments en vente sur le marché et de les juxtaposer afin qu’ils forment un objet utilisable.
Mais on aurait du fil à retordre avec les homonymes, qui nécessitaient un code spécial.
En consultant un dictionnaire spécial d’homonymes, je me mis à piaffer d’impatience… Non seulement je perdais trente heures par semaine à un travail improductif, mais il était clair que je ne parviendrais jamais à faire un véritable travail d’ingénieur dans une bibliothèque publique. Il me fallait un atelier où je pourrais compulser catalogues et journaux professionnels, faire des essais avec des machines à calculer et ainsi de suite…
Je décidai qu’il me faudrait trouver un emploi semi-professionnel. Je n’étais pas assez stupide pour m’imaginer que j’étais d’ores et déjà un ingénieur contemporain qualifié. Il existait toute une série d’inventions dont j’avais rêvé et auxquelles d’autres avaient trouvé une solution plus pratique que celle entrevue par moi en mon temps, et cela depuis une bonne dizaine d’années…
Il me fallait faire un stage dans une officine d’ingénieurs et m’imbiber des principes neufs. J’avais l’espoir de parvenir à me caser comme dessinateur débutant.
Je savais que maintenant on se servait de machines à dessiner semi-automatiques ; j’en avais vu des photos sans avoir eu l’occasion d’en examiner une de près. Mais j’avais l’impression que je parviendrais à m’en servir en vingt minutes, car elles étaient remarquablement proches d’une idée que j’avais eue dans ce domaine. Cela y ressemblait autant qu’une page tapée à la machine ressemble à une page manuscrite. J’en avais tous les éléments dans la tête. On formait des courbes et des droites en manipulant des manettes.
Néanmoins, j’avais la certitude que, dans ce cas, on ne s’était pas servi de mon idée (comme j’avais par ailleurs la certitude d’avoir été bel et bien volé quant au Robot-à-tout-faire), car ma machine à dessin n’avait jamais été qu’un projet trottant dans ma cervelle. Un autre avait eu la même idée et l’avait réalisée selon les règles de l’application logique. Quand vient le temps des chemins de fer, ce sont des trains que l’on construit.
La firme Aladin, que je connaissais déjà, avait sorti une machine à dessiner réputée comme la plus perfectionnée. J’entamai mes économies, m’offris un costume convenable, une serviette d’occasion que je bourrai de papier journal et me présentai au magasin de ventes d’Aladin afin d’« acheter » un modèle. Je réclamai une démonstration.
Et voilà qu’en m’approchant d’un exemplaire de la machine à dessiner j’éprouvai une sensation bouleversante. Les psychologues appellent ça la « réminiscence ». J’avais la nette impression de connaître déjà ce qu’on me montrait… Cette machine avait été réalisée exactement de la manière que j’avais imaginée et que j’aurais réalisée si je n’avais pas été jadis kidnappé et plongé dans le Long Sommeil.
Ne me demandez pas le pourquoi de cette sensation. Un homme connaît son mode de pensée et son style de travail ; un critique d’art reconnaît la manière d’un Rubens ou d’un Rembrandt par le coup de pinceau, la lumière, la composition, le choix des couleurs et dix autres détails. Le travail de l’ingénieur n’est pas une science, c’est un art, et il a toujours le choix entre plusieurs solutions à un problème donné. Un ingénieur « signe » en opérant ce choix, aussi sûrement qu’un peintre signe son tableau.
La machine que j’avais sous les yeux avait le « ton » de ma technique personnelle au point de me causer un étrange trouble intérieur. Je me mis à me demander si la télépathie pouvait jouer de tels tours…
Je pris soigneusement le numéro du premier brevet de l’appareil, et ne fus même pas étonné de constater que la date du premier dépôt était 1970 ! Je résolus de découvrir le nom de celui qui l’avait déposé. Ce pouvait être un des professeurs qui m’avaient formé. Ou un ingénieur avec lequel j’avais travaillé à l’époque. L’inventeur était peut-être encore en vie. Dans ce cas, j’irais un jour faire la connaissance de cet homme dont le cerveau fonctionnait comme le mien.
Je parvins à dissimuler mon émotion en observant la démonstration du vendeur. J’aurais pu lui éviter cette peine : l’appareil et moi étions faits l’un pour l’autre. En dix minutes, je m’en servais mieux que lui. Finalement, je cessai de faire de jolis dessins ; je pris note du prix, des réductions, des arrangements possibles et je partis en promettant au vendeur de lui faire signe dès que je serais sur le point de me décider. C’était une mauvaise blague mais il ne lui en coûta qu’une heure de son temps.
Je pris de là le chemin de l’usine dépendant de la société Robot Maison et m’y présentai pour essayer d’obtenir du travail.
Je savais que Belle et Miles n’avaient plus aucun lien avec cette société. Pendant mes heures de liberté, entre mon boulot et mon travail de mise au courant d’ingénieur, j’avais fait des recherches en vue de retrouver Belle et Miles et plus particulièrement Ricky. Aucun des trois ne se trouvait dans les bottins téléphoniques du Grand Los Angeles, ni, d’ailleurs, dans aucun annuaire des États-Unis. On fit une enquête au Bureau National de Cleveland et je dus payer quadruple taxe, car je fis rechercher Belle à la fois sous le nom de Gentry et sous le nom de Darkin.
Même résultat négatif avec le registre des électeurs de Los Angeles.
Selon une lettre signée par un sous-fifre, la société Robot Maison admit prudemment avoir eu, trente ans auparavant, des dirigeants répondant à ces noms, ajoutant toutefois qu’il ne leur était pas possible de me fournir plus amples renseignements.
Enquêter avec des données vieilles de trente ans n’est pas une tâche pour un amateur ne disposant que de peu de loisirs et de moins d’argent encore. Je n’avais aucune empreinte digitale, j’aurais pu, dans le cas contraire, essayer de m’adresser au F.B.I.
Aucun numéro de Sécurité sociale. Bref, je ne disposais d’aucune référence utilisable.
Peut-être une agence de détectives privés largement rémunérés aurait-elle pu dénicher quelque élément utile ? Mais je n’avais pas les fonds nécessaires, ni par ailleurs le temps ou le flair personnel pour opérer seul.
J’abandonnai l’idée de retrouver Miles et Belle en me promettant de me faire aider par des professionnels pour rechercher Ricky dès que mes moyens le permettraient. Je m’étais déjà résigné à l’idée que Ricky ne devait posséder aucun titre de Robot Maison. Pourtant, j’avais écrit à la National Bank of America afin de savoir si l’on détenait, ou si l’on avait détenu, un avoir à son nom. Je reçus en réponse un formulaire imprimé disant que les sujets de cet ordre étant confidentiels, etc. J’écrivis de nouveau en mentionnant que j’étais un Réveillé récent et que Ricky était ma seule parente survivante. J’eus droit cette fois à une vraie lettre signée d’un responsable m’annonçant que des renseignements sur les clients de la banque ne pouvaient en aucun cas être transmis, même dans des cas exceptionnels comme le mien ; il se croyait toutefois en mesure de répondre par la négative à la question concernant la possibilité que la banque ait, à quelque moment ou à quelque succursale que ce fût, opéré des transactions au nom de Frederica Virginia Gentry.
Voilà qui éclairait un point. Les deux oiseaux étaient parvenus à mettre la main sur Ricky. Selon les dispositions que j’avais prises, les transactions auraient dû obligatoirement se faire par la Bank of America.