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Il semblait que la firme actuelle eût été, à l’origine, une simple fabrique sous-louant les brevets (mes brevets) de Robot Maison, S.A. Puis, une vingtaine d’années auparavant, avait eu lieu un de ces transferts auxquels on a recours pour éviter les impôts. Le paquet d’actions de Robot Maison avait été troqué contre celui de l’usine de fabrication et la nouvelle firme avait pris le nom de celle que j’avais fondée.

Je liai notamment connaissance avec Chuck Freudenberg, assistant de l’ingénieur en chef. A mon avis, Chuck était le seul véritable ingénieur qu’il y eût dans la maison. Les autres n’étaient que des mécaniques suréduquées, même McBee. Un diplôme ne suffit pas à faire un ingénieur.

Chuck et moi avions l’habitude de passer nos soirées à boire des chopes de bière en discutant de problèmes qui nous tenaient à cœur : l’automation, les besoins de l’usine, etc. Ce qui, au début, l’avait attiré vers moi, était mon passé de Dormeur. Trop de gens avaient une désagréable tendance à s’intéresser aux Réveillés récents comme s’ils étaient des phénomènes, et j’évitais, en général, d’avouer que j’en étais un. Mais Chuck était surtout fasciné par le laps de temps lui-même. Son intérêt venait d’une saine curiosité : savoir ce qu’avait été le monde avant sa naissance, et l’apprendre d’un homme pour qui cette époque-là était synonyme d’« hier ».

De son côté, il critiquait volontiers les idées nouvelles qui me bouillonnaient sans cesse dans la tête. Il me remettait sur le droit chemin lorsqu’il m’arrivait (combien souvent !) d’avoir ce que je pensais être une trouvaille inédite, mais qui se révélait plutôt éventée. Grâce à son aide bienveillante, je devins rapidement un ingénieur moderne, aux connaissances progressivement mises à jour.

Un soir d’avril, comme je lui exposais sous forme de schéma mon idée de secrétaire-robot, il me dit :

— Est-ce que tu as travaillé à cette idée pendant tes heures de travail à l’usine ?

— Hein ? Non, pas vraiment. Pourquoi ?

— Comment ton contrat est-il établi ?

— Mon contrat ? Mais je n’en ai pas. Curtis m’a engagé, Galloway m’a fait photographier en me faisant poser des tas de questions idiotes par un rédacteur anonyme, et le tour a été joué.

— Ah ! Je vois, mon vieux. A ta place, je ne bougerais pas avant de savoir exactement où j’en suis. Ton idée est une vraie nouveauté, et je crois que tu peux la mener à bien.

— Je ne m’étais pas soucié de cet aspect-là de la question…

— Écoute. Mets-la de côté un certain temps. Tu sais comment marche la maison. Les affaires sont prospères et nous vendons de la bonne marchandise. Les seules nouveautés que nous ayons sorties depuis cinq ans sont celles dont nous avons acheté les brevets. Moi, je suis incapable de faire accepter une idée neuve par McBee. Mais toi, tu peux passer par-dessus Mac et porter ton idée au grand patron. Alors pour l’instant, à moins que tu ne veuilles en faire cadeau à la Compagnie pour le prix de ton salaire, garde cette idée pour toi.

Je suivis le conseil. Je poussai l’élaboration du projet tout en brûlant les dessins que je supposais utilisables. Je n’en avais pas besoin : une fois établis, ils me restaient en tête. Je n’avais pas l’impression de léser mon employeur : on ne m’avait pas engagé comme ingénieur. Je n’étais qu’un élément de publicité pour Galloway.

Le jour où cette valeur publicitaire serait épuisée, j’aurais droit à un mois de préavis, un discours de remerciement et on m’indiquerait la direction de la sortie.

Seulement, à ce moment-là, je serais redevenu un véritable ingénieur, capable de monter sa propre affaire. Si Chuck voulait tenter sa chance, je le prendrais avec moi.

Au lieu d’exploiter mon histoire auprès des quotidiens, Galloway joua la carte des grands magazines. Il voulait que l’affaire parût dans Life, essayant d’obtenir ce qui avait été fait des années auparavant pour le premier modèle du Robot Maison. Life ne fut pas intéressé. Néanmoins, Galloway parvint quand même, au cours du printemps, à placer mon histoire dans plusieurs magazines en l’accolant à une publicité spectaculaire.

J’envisageais de me laisser pousser la barbe, quand je m’aperçus que personne n’avait l’air de me reconnaître, et que même si la chose était arrivée, elle m’eût laissé indifférent.

Le jeudi 3 mai 2001, on m’appela au téléphone.

— Mrs Schultz vous demande, monsieur. Je vous la passe ?

Schultz ? La femme qui avait cherché à me joindre lors de mon Réveil… Je ne m’étais plus jamais préoccupé d’elle, persuadé qu’il s’agissait d’une de ces piquées qui persécutent les ex-Dormeurs en leur posant toutes sortes de questions personnelles.

— Passez-la-moi.

— C’est bien Danny Davis à l’appareil ?

Mon téléphone de bureau n’ayant pas d’écran, elle ne pouvait me voir.

— Moi-même. Vous êtes Mrs Schultz ?

— Oh ! Danny, mon chéri ! C’est si bon de t’entendre !

Je ne répondis pas immédiatement et elle enchaîna :

— Tu ne me reconnais pas ?

Je la reconnaissais parfaitement : c’était Belle Gentry.

7

Je pris rendez-vous avec elle.

Ma première réaction avait été de lui dire d’aller au diable et de raccrocher. J’avais depuis longtemps compris que toute rancune ne serait que sottise, que rien ne me rendrait Pete et qu’une vengeance satisfaisante ne me mènerait qu’en prison. J’avais en conséquence cessé mes recherches pour retrouver Belle et Miles, et c’est à peine si depuis j’avais songé à eux.

Cependant, Belle devait certainement connaître l’adresse de Ricky. J’acceptai donc de la voir.

Elle habitait un immeuble minable dans un quartier de la ville non encore transformé par le Plan de Rénovation. Avant d’avoir sonné à sa porte, je savais déjà qu’elle n’avait pas conservé ce qu’elle m’avait escroqué. Sans quoi elle n’aurait pas habité ce quartier.

Quand je la vis, je compris à quel point toute vengeance aurait été inutile : le temps et elle-même s’en étaient chargés à ma place.

Si je me fondais sur l’âge auquel elle prétendait autrefois, elle devait avoir à présent cinquante-trois ans, mais elle semblait plus proche de la soixantaine. Entre la gérontologie et l’endocrinologie, une femme qui veut s’en donner la peine peut paraître trente ans pendant une trentaine d’années, et nombreuses sont celles qui y arrivent. Certaines vedettes de circorama se vantaient d’être grand-mères tout en continuant d’interpréter les ingénues.

Belle ne s’en était pas donné la peine.

Elle était grasse, stridente, minaudière.

Il était visible qu’elle considérait toujours son corps comme son atout principal. Son négligé à fermetures Éclair électrostatiques, qui la découvrait infiniment trop, soulignait cruellement son aspect de femelle suralimentée et sédentaire.

Elle n’en avait pas conscience. Jadis fine mouche, elle était devenue niaise. Il ne lui restait que sa prétention et son insurmontable confiance en elle. Elle se jeta sur moi avec des piaillements de joie et était tout près de m’embrasser quand je parvins à me dégager.

Je la retins par les poignets.

— Doucement, Belle.

— Mais, mon chéri, je suis tellement contente, tellement folle de joie, tellement bouleversée de te revoir !

— Je n’en doute pas. (J’étais bien décidé à ne pas me mettre en colère. J’apprendrais ce qui m’intéressait, et m’en irais illico. Cela ne serait pas facile.) Tu te rappelles comment j’étais, la dernière fois que tu m’as vu ? Bourré de drogue, à un degré qui a bien dû vous faciliter les choses, pour ma mise en Sommeil.