Elle parut peinée.
— Mais, chéri, nous l’avons fait pour ton bien. Tu étais malade !
Manifestement, elle était arrivée à s’en persuader elle-même.
— O.K. O.K. Où est Miles ? Tu es Mrs Schultz, maintenant ?
Ses yeux s’écarquillèrent.
— Tu n’es pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Le pauvre Miles, le pauvre cher Miles. Il a vécu moins de deux ans après ton départ, Danny. (Son visage changea brusquement d’expression :) Le salaud m’a trompée !
— Oh ! que c’est triste. (Je demandai comment il était mort :) Une chute ? Peut-être l’avait-on un peu poussé ? Une soupe à l’arsenic ?
Je revins à l’essentiel avant qu’elle sortît complètement de ses gonds.
— Qu’est devenue Ricky ?
— Ricky ?
— La fille de Miles, Frederica.
— Cette affreuse gamine ! Comment le saurai-je ? Elle est allée à l’époque vivre avec sa grand-mère.
— Où ça ? Comment s’appelait sa grand-mère ?
— Où ça ? A Yuma… ou Tucson… ou bien un autre trou de ce genre. Peut-être Indio. Chéri, je n’ai pas envie de parler de cette gamine impossible, j’ai envie de parler de nous.
— Un instant. Comment s’appelait la grand-mère ?
— Danny, comme tu es fatigant ! Comment veux-tu que je me rappelle une chose pareille ?
— Le nom de la grand-mère ?
— Oh ! Hanolon… ou Haney… ou Heinz. Ou bien c’était Hinckley. Ne sois pas agaçant, chéri. Si nous buvions un verre ?
Je secouai la tête.
— Je ne bois pas.
Ce qui était devenu presque vrai. Ayant découvert qu’en temps critique la boisson est mauvaise conseillère, je me contentais de bière avec Chuck Freudenberg.
— Comme c’est désolant, chéri ! Cela ne te dérange pas que je boive ?
Elle était déjà occupée à se verser du gin dans un verre. La boisson des solitaires. Avant de l’avaler, elle prit un tube de plastique et fit rouler deux pilules dans sa main.
— Tu en veux ?
Je reconnus l’emballage rayé « Euphorion ». Le produit était censé ne pas être toxique, et d’un effet résistant à l’accoutumance, mais les avis étaient partagés. On hésitait à le classer avec la morphine et les barbituriques.
— Merci. Ça va bien.
— Tant mieux.
Elle absorba les deux pilules et avala son gin. Je compris que si je voulais apprendre quoi que ce soit, il fallait faire vite. Bientôt je n’en tirerais plus que des petits rires idiots.
Je la pris par le bras, la fis asseoir sur le canapé et m’installai près d’elle.
— Parle-moi de toi, Belle. Mets-moi au courant. Comment Miles et toi vous êtes-vous arrangés avec les gens de la Mannix ?
— Hein ? Mais pas du tout ! (Elle prit feu :) C’a été de ta faute !
— Ma faute ? Je n’étais même pas là !
— Si, si, ç’a été de ta faute ! Cette espèce de monstre que tu avais fabriqué avec un fauteuil roulant… c’était ça qu’ils voulaient. Et il avait disparu.
— Comment ça, disparu ? Où était-il ?
Elle me lança un drôle de regard plein de suspicion.
— Tu dois le savoir, c’est toi qui l’avais pris.
— Moi ? Belle, tu es folle ! J’aurais été incapable de prendre quoi que ce soit. J’étais congelé dans le Sommeil !
Qu’était donc devenu à l’époque mon Robot-à-tout-faire ? Cela cadrait assez bien avec mes suppositions selon lesquelles quelqu’un se l’était approprié, si Belle et Miles n’avaient pu s’en servir. Mais de tous les millions d’habitants du globe terrestre j’étais celui-là même qui n’avait pu le faire. Je n’avais plus revu le robot après le soir désastreux du vote des actionnaires.
— Explique-moi, Belle. Où était-il ? Pourquoi crois-tu que c’est moi qui l’ai pris ?
— C’est forcément toi. Personne d’autre ne connaissait sa valeur. Ce tas de ferraille ! J’avais bien dit à Miles de ne pas le mettre dans le garage.
— Si quelqu’un l’a volé, je doute fort qu’il soit parvenu à le faire fonctionner. C’est vous qui aviez toutes les notes, les instructions et les plans.
— Nous n’avions rien du tout ! Miles, cet idiot, les avait tous fourrés à l’intérieur du machin quand nous l’avons déplacé pour le mettre à l’abri.
Je ne relevai pas le « mettre à l’abri ». J’allais dire que Miles n’avait pu fourrer plusieurs kilos de papiers à l’intérieur du Robot, qui était déjà farci comme une oie, quand je me souvins que j’avais construit une tablette amovible en bas du fauteuil pour y déposer les outils dont je me servais. Il avait pu en hâte y entasser les papiers.
C’était du passé. Tout cela remontait à trente ans.
Je voulais cependant savoir comment la Robot Maison leur avait échappé.
— Quand l’affaire avec la Mannix est tombée à l’eau, qu’avez-vous fait de la Compagnie ?
— Nous avons continué à la faire marcher. Puis, Jake nous a quittés et Miles a prétendu que nous devions nous retirer. Miles était un faiblard… Je n’ai jamais aimé Jake Schmidt. Trop tatillon. Toujours à poser des questions : « Pourquoi Danny est-il parti ? » Comme si nous aurions pu t’empêcher de partir ! Je voulais que nous engagions un bon contremaître et que nous continuions. L’affaire en valait la peine. Mais Miles insista.
— Ensuite ? Qu’est-il arrivé ?
— A ce moment-là, nous avons vendu à Geary Manufacturing. Tu dois être au courant, c’est là que tu travailles.
En effet, j’étais ou courant. La firme avait repris l’appellation Robot Maison, sous laquelle elle existait désormais.
Il me semblait avoir tiré le maximum de cette ruine déjetée. Restait encore un point à élucider.
— Vous avez tous deux cédé vos actions à Geary, quand vous avez vendu l’affaire ?
— Hein ? Qu’est-ce qui te fait croire ça ? (Son expression changea et elle se mit à pleurnicher, cherchant vaguement un mouchoir, puis y renonçant et laissant couler ses larmes :) Il m’a trompée, il m’a trompée ! Le salaud m’a trompée… Il m’a tout volé… Vous m’avez tous volée… Et toi plus que tous les autres, Danny… Après toutes les gentillesses que j’avais eues pour toi…
Je me dis que l’Euphorion ne valait pas grand-chose.
— Comment t’a-t-il trompée, Belle ?
— Comment ? Mais tu le sais ! Il a tout laissé à cette sale gamine. Après toutes ses promesses. Après que je l’eus si bien soigné quand il s’était blessé… Et elle n’était même pas sa fille !
C’était la première bonne nouvelle de la soirée. Apparemment, Ricky avait eu un coup de veine, même si, auparavant, ils lui avaient enlevé mon avoir. Je me retrouvais au point de départ.
— Dis-moi, Belle, comment s’appelait la grand-mère de Ricky ? Où habitait-elle ?
— Où habitait qui ?
— La grand-mère de Ricky ?
— Qui est Ricky ?
— La belle-fille de Miles. Essaye de te rappeler, Belle. C’est très important.
Elle sortit de ses gonds, leva un doigt menaçant et hurla :
— Oui, je te connais ! Tu étais amoureux d’elle ! Cette sale petite môme et cet horrible chat !
Une bouffée de colère m’envahit à l’idée de Pete, mais je tâchai de la surmonter, pris Belle par les épaules et la secouai.
— Belle, je veux savoir encore une chose : Où habitaient-elles ? A quelle adresse Miles envoyait-il ses lettres quand il leur écrivait ?