Malgré cela, Mrs Larrigan, l’infirmière de garde, me réserva un accueil plein de bonne volonté. D’un classeur, elle sortit une photographie.
— Est-ce votre cousine, Mr Davis ?
C’était Ricky. Il n’y avait pas le moindre doute, c’était Ricky ! Non la petite Ricky que j’avais connue, mais une jeune femme d’une vingtaine d’années, au visage souriant et très beau.
Ses yeux n’avaient pas changé, et ce côté malicieux qui la rendait irrésistible dans son enfance était toujours là. C’était le même visage, mûri, épanoui, mais parfaitement, reconnaissable.
La photo se brouilla ; mes yeux, s’étaient remplis de larmes.
— Oui, parvins-je à dire, la voix rauque d’émotion, oui, c’est elle.
— Nancy, lança Mr Larrigan, tu n’aurais pas dû lui montrer ça !
— Bah ! Quel mal y a-t-il à montrer une photo ?
— Tu connais les règlements. (Il se tourna vers moi :) Comme je vous l’ai dit au téléphone, monsieur, nous ne donnons pas de renseignements sur les clients. Il vous faudra revenir à 10 heures, à l’ouverture des bureaux de l’administration.
— Ou bien à 8 heures, le Dr Bernstein sera là.
— Voyons, Nancy, tais-toi ! S’il veut des renseignements, il faut qu’il voie le directeur. Bernstein n’a pas plus que nous le droit de donner des renseignements. D’ailleurs, elle n’a pas été soignée par lui.
— Tu fais du zèle, Hank. Vous les hommes, vous aimez le règlement pour le règlement ! S’il est pressé de la revoir, il pourrait être à Brawley à 10 heures. Revenez à 8 heures, me dit-elle, cela vaudra mieux. De toute façon, mon mari et moi ne pouvons rien vous dire.
— Qu’est-ce que vous avez dit de Brawley ? Elle est partie pour Brawley ?
Si son mari n’avait pas été là, je crois qu’elle m’en aurait dit davantage. Elle hésita devant son air sévère.
— Faudra voir le Dr Bernstein. Si vous n’avez pas encore déjeuné, il y a un café un peu plus loin.
Je me dirigeai donc vers le café, mangeai et me rendis au lavabo. Je me procurai un tube antibarbe à un distributeur automatique, une chemise à un autre, et jetai celle que je portais.
Lorsque je me présentai au sanctuaire, j’avais un air presque respectable.
Larrigan avait sans doute dit un mot en ma faveur au Dr Bernstein. Il me reçut cependant avec raideur.
— Puisque vous dites avoir été un Dormeur, Mr Davis, vous devez être au courant des agissements criminels d’individus qui cherchent à profiter des personnes relevant de cure. La plupart des Dormeurs disposent d’assez gros avoirs, tous se sentent perdus dans le nouveau monde qu’ils découvrent, ils sont généralement seuls, et un peu effrayés… Cela constitue un terrain parfait pour les escrocs.
— Tout ce que je désire savoir, c’est où elle est partie. Je suis son cousin. J’ai pris une cure avant elle, et de ce fait, j’ignorais qu’elle allait également en faire une.
— On prétend toujours être de la famille.
Il m’examina de plus près.
— J’ai l’impression de vous avoir déjà vu.
— J’en doute fort. A moins que nous nous soyons croisés dans la rue… Les gens ont toujours l’impression qu’ils m’ont déjà vu, j’ai l’un des douze visages types du citoyen moyen. Je suis aussi reconnaissante qu’une cacahuète parmi d’autres cacahuètes. Si vous voulez passer un coup de fil au Dr Albrecht, au sanctuaire de Sawtelle, il vous renseignera sur moi.
Il prit son air officiel.
— Revenez voir le directeur. Il appellera le sanctuaire de Sawtelle… ou la police. Selon le cas.
Je partis. Peut-être ensuite ai-je commis une erreur. Au lieu de revenir voir le directeur et d’obtenir les informations voulues, je louai un hélitaxi et filai à Brawley.
Il me fallut trois jours, pour y retrouver trace du passage de Ricky. Ce fut un jeu de découvrir qu’elle y avait vécu, ainsi que sa grand-mère, durant une vingtaine d’années, jusqu’au jour où la grand-mère était morte et où Ricky s’était mise en Sommeil. Brawley ne comporte que 100 000 habitants. A côté de Los Angeles avec ses 7 millions d’âmes, ce n’était qu’un village. Les archives remontant à vingt ans n’étaient pas compliquées à compulser. Ce fut avec les plus récentes que j’eus du mal.
Une des raisons majeures de mes difficultés vint de ce que Ricky était accompagnée. J’avais recherché une jeune femme seule… Quand je découvris qu’un homme était à ses côtés, je ne pus m’empêcher de penser aux commentaires de Bernstein au sujet des escrocs spécialisés et cela accrut mon inquiétude. Une fausse piste me conduisit à Calexico. Je revins à Brawley d’où je retrouvai une autre piste qui m’emmena à Yuma.
A Yuma, j’abandonnai la poursuite. Ricky s’était mariée !
Quand je vis l’annonce dans le bureau de l’employé de la mairie, j’éprouvai un tel choc que je m’élançai dans un avion en partance pour Denver, prenant juste le temps d’envoyer une carte à Chuck pour lui demander de vider mon bureau et de transférer toutes mes affaires dans ma chambre.
Je fis halte à Denver le temps de visiter une maison de fournitures pour dentistes. Depuis que Denver était devenue la capitale des U.S.A., je n’y avais pas remis les pieds. Après la guerre de Six Semaines, Miles et moi étions partis directement pour la Californie. La ville me stupéfia. Je fus même incapable de retrouver la Colfax Avenue. Je m’étais laissé dire que les principaux organismes gouvernementaux avaient été mis à l’abri dans les Rocheuses. Si tel était vraiment le cas, il devait rester pas mal de sous-services en circulation. La ville semblait encore plus encombrée que Los Angeles.
Dans une maison de fournitures pour dentistes, j’achetai dix kilos d’or, isotope 197, sous forme de fil de calibre 14. Cela me coûta 86 dollars 10 le kilo, ce qui était notoirement trop cher, puisque l’or de qualité industrielle se vendait environ 70 dollars le kilo. Cette transaction porta un coup à mon unique billet de 1 000 dollars. Pour mes projets, j’avais besoin d’or fin. Je ne voulais pas d’un or qui me sauterait à la figure au moindre prétexte. Une expérience à Sandia m’avait inculqué une inébranlable circonspection à l’égard des empoisonnements par radiation.
J’embobinai le fil d’or autour de ma taille et partis pour Boulder. Dix kilos représentent à peu près le poids d’un sac de week-end bien rempli, mais de cette manière, je n’avais pas à m’en séparer.
Le Pr Twitchell habitait toujours là, bien qu’ayant pris sa retraite. Il faisait figure de célébrité locale et passait la majeure partie de ses heures de veille au bar du Club de la Faculté. Je mis quatre jours avant de le coincer dans un autre bar, le Club de la Faculté étant interdit aux étrangers. Il apparut qu’il n’était pas impossible de lui offrir un verre. C’était une figure tragique, à la manière dont on l’entend dans la littérature grecque classique : un grand homme… un très grand homme réduit à néant… Il aurait dû se trouver au pinacle près d’Einstein et de Newton. En fait, seul un petit nombre de spécialistes connaissaient l’importance de ses travaux. Les déceptions avaient aigri sa vive intelligence, l’âge l’avait ternie, l’alcool l’avait imbibée. J’avais l’impression de visiter les ruines de ce qui avait été un temple magnifique, le tout envahi par les mauvaises herbes.
Néanmoins, il était plus brillant que je ne le fus jamais. Je suis tout de même assez intelligent pour reconnaître à l’occasion le génie et l’apprécier si je le rencontre.
La première fois que je le vis, il leva sur moi un regard direct et lança :
— Encore vous !
— Monsieur ?…
— Vous êtes un de mes anciens élèves, n’est-ce pas ?