— Je vous en prie, monsieur ! Notre compagnie a une éthique !
— Écoutez, Mr Powell, nous perdons notre temps. Est-ce que la Mutual acceptera mon ami, oui ou non ? Si c’est non, je ne suis resté que trop longtemps dans ce bureau.
— Vous voulez donc, vraiment, payer pour que cet animal soit gardé vivant en état d’hypothermie ?
— J’entends que nous prenions tous deux le Long Sommeil. Et ne traitez pas mon ami d’animal. Il a un nom : Petronius.
— Excusez-moi. Je poserai ma question en d’autres termes. Seriez-vous disposé à débourser deux dépôts de sécurité afin que vous-même et… heu… Petronius soyez admis dans notre sanctuaire ?
— Oui, mais pas deux dépôts standards. Il est normal que je paye un supplément, mais vous pouvez nous fourrer tous deux dans le même cercueil. Vous ne me demanderez pas pour Pete le même tarif que pour un homme ?
— Ceci est tout à fait inhabituel, monsieur.
— Bien entendu. Mais nous discuterons des questions d’argent plus tard… ou je discuterai avec la Central Valley. Ce qui m’intéresse avant tout est de savoir si vous êtes disposé à accepter Pete ?
— Hem ! (Il tambourina sur son bureau :) Un moment, s’il vous plaît. (Il décrocha le téléphone :) Opale, passez-moi le Dr Berquist.
La suite de la conversation ne me parvint pas, car il avait branché le dispositif silencieux. Quelques instants plus tard, il raccrocha en souriant comme s’il venait d’apprendre la mort de l’oncle-à-héritage.
— Excellentes nouvelles, monsieur ! J’avais oublié que les premières expériences favorables furent effectuées précisément sur des chats. La technique et les facteurs critiques sont donc entièrement établis pour ces animaux. Il y a même, actuellement, au Naval Research Laboratory d’Annapolis un chat qui dort depuis plus de vingt ans, en état d’hypothermie.
— Je croyais que le NRL avait été anéanti en même temps que Washington ?
— Seulement les immeubles de surface, monsieur, pas les souterrains. Ce qui est un tribut à la perfection de la technique, n’est-ce pas ? L’animal n’a été soigné, pendant plus de deux ans, que par des machineries automatiques ; néanmoins, il vit, inchangé, n’ayant absolument pas vieilli d’un jour dans son apparence. Comme vous vivrez, monsieur, durant la période où vous vous confierez aux soins de la Mutual.
Je crus qu’il allait se signer.
— Bon. Très bien. Passons à la question argent.
Il y avait quatre facteurs à résoudre.
Primo : comment se ferait le paiement de nos soins pendant que nous hibernerions ?
Secundo : combien de temps désirais-je dormir ?
Tertio : comment investirait-on mon capital pendant mon séjour en glacière ?
Enfin, quelles étaient mes instructions, au cas où je passerais l’arme à gauche et ne me réveillerais pas ?
J’optai finalement pour l’an 2000, joli chiffre rond à peine distant de trente ans. Je craignais, si je prolongeais davantage mon absence, d’être complètement perdu à mon réveil. Les changements survenus durant les trente années précédentes, la durée de ma vie, étaient suffisants pour faire perdre la tête à un homme : deux grandes guerres et une douzaine de petites, la chute du communisme, la Grande Panique, les transformations dues à la force atomique… Songez, quand j’étais enfant, les cas de multimorphisme n’existaient pas encore !
Oui, il était à prévoir que l’an 2000 me comblerait de stupeur. Seulement, si je ne bondissais pas aussi loin, Belle n’aurait pas le temps d’être recouverte d’un treillis de rides.
Quant à la question de l’investissement de mon fric, je me refusai à des placements en Bons d’État. Notre système fiscal porte en lui l’inflation. Je décidai de conserver mes titres de la société Robot Maison et d’utiliser l’argent liquide à l’achat d’autres actions dans différentes branches susceptibles, d’après moi, d’extension. L’automation, par exemple, prendrait obligatoirement de l’importance. Je choisis également une firme de fertiliseurs de San Francisco où je savais qu’on expérimentait différentes levures et algues comestibles ; avec le nombre des êtres humains augmentant chaque année, le beefsteak deviendrait de plus en plus cher. Quant à la somme qui pouvait rester encore inemployée, je leur dis de la placer en Bons de la compagnie.
Mais la grande affaire consistait à savoir ce qu’il adviendrait si je mourais dans l’intervalle.
La compagnie affirmait qu’il y avait plus de sept chances sur dix pour que je vive au travers de ces trente ans de sommeil. Ils étaient prêts à jouer sur les deux tableaux.
Je décidai que tout mon avoir irait à la Mutual en cas de décès – ce qui donna à Mr Powell l’envie de m’embrasser et me fit spéculer sur le degré d’optimisme des sept chances sur dix. Mais je m’y tins malgré tout, car cet arrangement faisait de moi, à condition que je vécusse, l’héritier, si elle mourait, de toute autre personne ayant pris les mêmes dispositions. Comme à la roulette russe où le survivant ramasse les jetons… la compagnie, comme toujours, ratissant une commission.
Quand tout fut arrangé, Mr Powell était en mesure de m’offrir un compromis pour Pete. Il accepta de me compter 15 % du tarif humain pour son hibernation, et remplit un contrat à part pour conclure l’affaire.
Il nous restait à passer l’examen médical. Celui-ci suivit l’éternelle et agaçante routine, sauf sur un point : vers la fin, le praticien me lança un regard sévère.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans cet état d’ébriété, jeune homme ? demanda-t-il.
— Ébriété, docteur ?
— Parfaitement. J’ai dit : en état d’ébriété.
— Comment pouvez-vous dire cela, docteur ? Je suis aussi à jeun que vous. Écoutez : « Si pensant, passant tu passes par ce passage, passant tu n’es pas sage. »
— Ne plaisantez pas. Répondez-moi.
— A vrai dire… environ deux semaines… Peut-être un peu plus.
— Je vois. Buveur de choc. Vous vous adonnez souvent à ce genre de sottises ?
— Eh bien, c’est-à-dire que c’est tout à fait récent.
Et je commençai à lui raconter ce que Belle et Miles m’avaient fait, pourquoi j’agissais ainsi depuis leur trahison.
— Je vous en prie… (Il leva les mains en signe de protestation :) J’ai bien assez de mes soucis personnels. Par ailleurs, je ne suis pas psychanalyste ; tout ce qui m’intéresse est l’état de votre cœur. Il doit être capable de supporter un abaissement considérable de température. Quatre degrés centigrades, voilà ce que vous aurez à subir. D’habitude, je suis tout à fait indifférent à la raison qui pousse les gens à se faire enterrer vivants, cependant, un reste de conscience professionnelle m’interdit d’approuver la mise en bière d’un homme, fût-il un spécimen déplorable, pendant que son cerveau est imbibé d’alcool. Tournez-vous.
— Hein ?
— J’ai dit : tournez-vous. Je vais vous faire une piqûre dans la fesse gauche.
Je me tournai. Il me fit une injection, puis me tendit un verre.
— Buvez ça. D’ici vingt minutes vous serez plus à jeun que vous ne l’avez été depuis des mois. Ensuite, si vous êtes malin, ce dont je doute, vous pourrez réviser votre situation afin de décider si vous désirez fuir devant l’adversité… ou lui faire face en homme.
Je bus.
— Ce sera tout. Vous pouvez vous rhabiller. Je vais signer vos papiers, mais je vous préviens que j’ai droit de veto jusqu’à la dernière minute. Ne prenez plus une goutte d’alcool. Un souper léger, pas de petit déjeuner. Soyez ici demain à midi, pour une vérification finale.