Il eut l’air de vouloir appeler à l’aide. J’ajoutai donc avec quelque nervosité :
— Je suis sujet à des attaques d’amnésie. Une fois, j’ai perdu pied pendant cinq ans…
— Vous sentez-vous assez bien pour répondre à certaines questions ?
— Ne le tracasse pas, mon chéri, dit la jeune femme doucement, il a l’air convenable. Je crois qu’il s’est simplement trompé.
— Nous verrons. Eh bien ?
— Je me sens très bien, à présent. J’ai été un peu étourdi, mais ça va mieux.
— O.K. Comment êtes-vous venu ici ? Et pourquoi ce déguisement ?
— A vous dire vrai, je ne sais trop comment je suis arrivé là. Et j’ignore absolument où je suis. Ces attaques me viennent si subitement… Quant à mon déguisement… disons que c’est de l’excentricité. Comme pour vous… La façon dont vous êtes habillés… je veux dire déshabillés…
Il consentit à sourire.
— Évidemment ! Mais il se trouve que c’est quand même à vous de donner des explications. Vous n’avez rien à faire ici, tandis que nous, nous sommes chez nous. Vous êtes sur les terrains du Club naturiste de Denver.
John et son épouse Jenny étaient de ces gens à la fois raffinés, impossibles à choquer et cordialement accueillants au point qu’ils auraient volontiers invité un tremblement de terre à prendre une tasse de thé en leur compagnie. John, visiblement peu convaincu par mes explications vaseuses, aurait aimé poursuivre ses investigations, mais Jenny le retint.
Il me lança encore un coup d’œil.
— Si je vous ramène au club, tout le monde me posera un tas de questions…
Je contemplai mes vêtements. Je me sentais vaguement mal à l’aise d’être habillé alors qu’ils ne l’étaient pas. J’avais l’impression de n’être pas très convenable…
— Dites-moi, John, croyez-vous que la situation serait simplifiée si je me débarrassais de mes vêtements, moi aussi ?
— Très bonne idée !
— Mon chéri, nous pourrions le présenter comme un invité, enchaîna Jenny.
— Humm…, oui. Va promener ta jolie anatomie, mon amour, et dis à ceux que tu rencontreras que nous attendons quelqu’un venu de… d’où dirons-nous, Danny ?
— Disons de Californie. De Los Angeles. C’est de là que je viens en réalité.
Je faillis lâcher « Grand Los Angeles » et me rendis compte que j’aurais à surveiller mon vocabulaire. Le cinéma n’était plus le « circorama ».
— De Los Angeles. Parfait. C’est tout ce qu’il nous faut. Nous n’employons pas les noms de famille, ici, sauf dans des cas exceptionnels. Vas-y, chérie. Parles-en comme d’une chose tout à fait naturelle. D’ici une demi-heure, nous nous retrouverons à la grille. Rapporte mon sac de voyage.
— Pourquoi, chéri ?
— Pour y mettre ce costume de carnaval. Il est assez époustouflant, même pour un excentrique.
Je m’élançai aussitôt vers les buissons afin de m’y déshabiller. J’avais à faire vite. Une fois Jenny partie, je n’avais pas de raison de feindre encore une pudeur excessive. Mais que faire des 20 000 dollars d’or (au cours de 1970 !) qui m’encerclaient la taille ?
Une fois déshabillé, j’entortillai mes vêtements autour de l’or, et tâchai de me comporter comme si le poids en était tout à fait normal. John Sutton lança un coup d’œil à ce baluchon sans souffler mot. Il m’offrit une des cigarettes qu’il portait dans une bandelette autour de la cheville. C’était une marque que je ne m’étais plus attendu à revoir jamais.
Je la secouai machinalement, mais elle ne s’alluma pas… Il me tendit son briquet.
— Maintenant que nous sommes seuls, vous n’avez rien de particulier à me dire ? demanda-t-il tranquillement.
Je réfléchis tout en fumant.
Cet homme avait le droit de savoir. Pourtant, il ne croirait certainement pas la vérité… A sa place, je n’aurais pas cru. Et ce serait encore pire s’il me croyait. Cela susciterait précisément ce dont je ne voulais à aucun prix. Je suppose que, si j’avais été un authentique, honnête et légitime voyageur dans le temps, engagé dans une recherche scientifique, j’aurais cherché la publicité, amené des preuves indiscutables, mais tel n’était pas le cas. Ma position quelque peu équivoque était celle d’un citoyen fourré dans une aventure sur laquelle il ne désire pas précisément attirer l’attention publique. J’étais simplement à la recherche d’une porte sur l’été, recherche que je voulais aussi discrète que possible.
— Vous ne me croiriez pas si je vous disais, John…
— Mmmm. Peut-être bien. Néanmoins, j’ai vu de mes propres yeux un homme tomber du ciel sans se faire aucun mal. Il porte de curieux vêtements. Il ne semble savoir ni où il est ni le jour de l’année… Danny, j’ai lu Charles Fort comme la plupart des gens, mais je ne m’attendais pas à rencontrer un cas semblable à ceux dont il parle. La chose étant, je ne crois pas que l’explication soit des plus simples. Alors ?
— Quelque chose dans votre façon de vous exprimer, John, me donne à penser que vous êtes avocat. Est-ce que je me trompe ?
— Non. Vous avez raison. Pourquoi ?
— Puis-je vous demander une consultation ?
— Dois-je comprendre que vous voulez me consulter à titre professionnel ?
— Si vous tenez à la formule, oui. Je vais probablement avoir besoin de vos conseils.
— Allez-y. Je vous écoute.
— Bon. J’arrive en droite ligne du futur. Voyage transtemporel.
Pendant plusieurs minutes, il ne dit mot.
— Vous avez raison, je ne vous crois pas. Restons-en aux crises d’amnésie. Ou, si vous préférez, je ne tiens pas à vous croire. Pas plus que je n’ai envie de croire aux revenants ni à la réincarnation ni à ces histoires de perception extra-sensorielle. J’aime les choses simples que je suis capable de comprendre. Je crois que la majorité des gens me ressemble. Aussi mon premier conseil sera-t-il de vous prier de considérer toute cette conversation comme nulle et non avenue. (Il se retourna :) Je pense qu’il serait bon que nous brûlions ces vêtements. Je vous trouverai autre chose à porter. Sont-ils combustibles ?
— Heu, pas facilement. Mais ils fondront.
— Il vaut mieux que vous gardiez vos chaussures. Nous en portons, la plupart du temps, et celles-là pourront passer. Si l’on vous pose des questions à leur sujet, vous direz qu’elles ont été faites spécialement pour vous. Des chaussures orthopédiques.
Avant que j’aie pu l’en empêcher, il déroula mes habits.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il était trop tard pour dissimuler.
— Danny, dit-il d’une drôle de voix, cette substance est-elle bien ce dont elle a l’air ou est-ce une imitation ?
— De quoi a-t-elle l’air ?
— On dirait de l’or.
— C’en est.
— D’où provient-il ?
— Je l’ai acheté.
Il saisit l’ensemble du métal, en éprouva la douceur molle, semblable à celle du mastic, puis le soupesa.
— Fichtre. Danny ! Avez-vous acheté ceci légalement ?
— Oui.
— Vous avez peut-être une licence de bijoutier ?
— Non, John. Je vous ai dit la vérité, que vous le croyiez ou non. J’ai acheté cet or légalement : le commerce en est libre comme l’air, là d’où je viens. Je voudrais maintenant l’échanger contre des dollars, le plus tôt possible. Je sais qu’on n’a pas le droit d’avoir de l’or en réserve. Mais que peut-on me faire si je pose ça sur un comptoir de banque en leur demandant de le peser ?
— Rien, en fin de compte… si vous vous en tenez à vos crises d’amnésie. Mais dans l’intervalle, ils peuvent vous créer des quantités d’empoisonnements. Admettons que vous ayez trouvé ça dans les montagnes. C’est généralement là que les prospecteurs en ramassent.