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— Vous me rembourserez quand cela vous arrangera, me dit-il.

— Ce sera dans trente ans, John.

— Tant que ça ?

Je lui remâchai l’histoire. Il ne m’avait jamais demandé de lui redire mon aventure depuis cet après-midi, six mois auparavant, où il m’avait déclaré que, bien que n’en croyant pas un mot, il se porterait cependant garant pour moi à son club.

Il était temps de le convaincre de la vérité.

— Allons-nous réveiller Jenny ? Elle a le droit d’entendre, elle aussi.

— Hmm, non. Laissons-la dormir jusqu’au moment de votre départ. Jenny est un être simple, Dan. Dès l’instant où elle vous aime bien, il lui est totalement indifférent de savoir qui vous êtes et l’endroit d’où vous venez. Je lui raconterai l’histoire moi-même, plus tard, si cela me paraît indiqué.

— Comme vous voudrez.

Il me laissa aller jusqu’au bout, m’interrompant seulement pour remplir nos verres (ginger ale pour le mien, car j’avais de bonnes raisons de me méfier de l’alcool). Quand j’en vins au moment où je leur étais apparu dans les environs de Boulder, je me tus. Puis j’ajoutai :

— Voilà, je vous ai tout dit. Il reste un seul détail : ma chute à l’arrivée. J’y ai réfléchi depuis ; elle n’a pas été de plus d’un mètre. S’ils avaient nivelé – je veux dire, s’ils devaient niveler – ce terrain plus en profondeur pour construire le laboratoire, je me serais matérialisé en plein sol… J’ose à peine imaginer les résultats que cela aurait eus…

John continua à fumer.

— Eh bien, fis-je, qu’en pensez-vous ?

— Vous m’avez raconté un tas de choses sur ce que Los Angeles, je veux dire le Grand Los Angeles, sera un jour. Quand je vous reverrai, je vous dirai si vous avez exagéré.

— Nullement. Tout au plus quelques oublis mineurs.

— Hmm. Vous avez le don de rendre tout ça vraisemblable. Néanmoins, vous m’apparaissez comme le plus charmant farfelu que j’aie jamais rencontré. Dieu merci, cela ne semble être pour vous un handicap, ni en tant qu’ingénieur ni en tant qu’ami. Je vous aime bien, mon vieux. Je vous offrirai une jolie camisole de force, toute neuve, pour votre petit Noël.

— Comme vous voudrez.

— Il faut que ce soit ainsi… La seule alternative serait que je sois moi-même fou à lier… ce qui serait assez ennuyeux pour Jenny. (Il lança un coup d’œil à la pendule :) Il va falloir la réveiller. Elle m’arracherait les yeux si je vous laissais partir sans lui avoir dit au revoir.

— Cela ne me viendrait pas à l’esprit.

Ils me conduisirent à l’aéroport international de Denver. Jenny m’embrassa à la grille de départ et j’embarquai clans l’avion de 11 heures à destination de Los Angeles.

11

Au soir du jour suivant, 3 décembre 1970, je me fis déposer par un taxi près du logis de Miles Gentry. J’avais décidé de m’y rendre assez tôt, ne me souvenant plus de l’heure à laquelle j’y étais allé « la première fois ». Il faisait déjà nuit quand j’arrivai, mais je n’aperçus que la voiture de Miles le long du trottoir. Je me postai alors à une distance d’où je pouvais encore surveiller l’entrée de la maison et attendis.

Le temps de fumer deux cigarettes, une autre voiture arrivait. Elle stoppa. Ses phares s’éteignirent. Puis le conducteur descendit et entra chez Miles.

Au bout de quelques minutes, je m’approchai : c’était ma voiture.

Je n’en avais évidemment pas la clef, mais c’était sans importance. Il m’arrivait si souvent en 1970 d’être plongé dans un problème et d’oublier mes clefs, que j’avais dès longtemps pris l’habitude d’avoir une clef de rechange cachée dans la malle arrière. L’ayant trouvée, je montai dans la voiture, qui était rangée dans la descente : sans brancher mes phares ni mettre en marche, je lâchai les freins, longeai la rue jusqu’au tournant suivant, que je pris pour exécuter une petite marche arrière, puis, le moteur en marche mais toujours sans lumière, j’allai me parquer derrière la maison de Miles, dans l’allée face au garage.

Ce dernier était fermé à clef. A travers la vitre sale, j’aperçus une silhouette recouverte d’un drap. Je reconnus à ses contours mon vieux copain le Robot-à-tout-faire.

Les portes de garage ne sont pas construites pour résister à un homme armé d’un cric et d’une certaine décision – du moins pas en Californie du Sud, en l’an de grâce 1970. Quelques secondes me suffirent ; réduire le Robot en pièces détachées transportables prit bien plus de temps. Je vérifiai tout d’abord si mes descriptions et plans étaient bien là où je les avais laissés, les portai dans ma voiture, puis m’occupai du robot. Nul ne connaissait comme moi la manière dont il avait été construit ; je n’en peinai pas moins comme un nègre pendant une heure.

J’achevais de fourrer la dernière pièce dans la voiture quand j’entendis hurler Pete. Tout en me reprochant violemment le temps passé à démantibuler le robot, je contournai le garage et pénétrai dans l’arrière-cour. C’est alors que commença la bagarre.

Je m’étais promis de savourer chaque seconde du triomphe de Pete. Mais il n’en fut rien : bien que la porte de derrière fût ouverte et que la lumière passât par l’ouverture grillagée, en dépit des bruits de courses, de chutes, des cris de guerre de Pete et des lamentations de Belle, rien n’entra dans mon champ de vision. Je m’avançai prudemment vers la grille afin de contempler le carnage.

Cette fichue porte était bouclée ! Ce fut la seule chose qui ne se conforma pas aux prévisions. Je plongeai la main dans ma poche, me cassai un ongle en ouvrant mon canif, et découpai la grille dont je relevai le loquet à la seconde précise où Pete s’y précipitait comme un motocycliste de foire se lançant contre les murs.

Je culbutai dans un massif de rosiers. J’ignore si Miles et Belle essayèrent de suivre leur adversaire, mais j’en doute. A leur place, je ne m’y serais pas risqué. De toute façon, j’étais trop occupé à me dépêtrer du massif pour le remarquer.

Une fois sur mes pieds, je restai à l’abri du massif et contournai la maison. Je tenais à m’éloigner de cette porte ouverte et de la lumière qu’elle projetait. Ensuite, j’attendis que Pete se calmât. Je ne l’aurais pas touché à ce moment-là et n’aurais certainement pas tenté de le saisir. Je connais les chats.

Chaque fois qu’il passait à mes côtés, à la recherche d’une entrée, en poussant son grondement guerrier, je l’appelais doucement :

— Pete, viens ! Viens ici, Pete. Tout doux, mon gars, tout va bien.

Il savait que j’étais là. Il me regarda à deux reprises, mais m’ignora le reste du temps. Les chats ne font qu’une chose à la fois. Il avait en ce moment précis une affaire urgente à régler, ce n’était pas l’heure de câlineries avec Papa. Je savais qu’il reviendrait vers moi une fois ses émotions calmées.

Au cours de mon attente impatiente, j’entendis couler l’eau dans la salle de bains, et devinai que Miles et Belle étaient montés se soigner, me laissant dans le living-room. J’eus alors une pensée assez horrible : que se passerait-il si je me faufilais subrepticement à l’intérieur et coupais la gorge de mon corps sans défense ? Mais je me retins, ma curiosité n’allait pas jusque-là ; le suicide est une expérience trop définitive, même en des circonstances mathématiquement intrigantes.

D’ailleurs, je n’avais pas envie d’entrer. Je pouvais me heurter à Miles – et je ne tenais pas à cette rencontre avec un mort.