— Eh bien, cela va changer.
J’écrivis donc « Frederica Virginia Heinicke », et ajoutai : « A lui être assigné à sa majorité », tandis qu’un petit froid me glissait le long de la colonne vertébrale. Mon assignation première aurait été défectueuse de toute façon.
Tandis que je signais, j’aperçus notre chien de garde qui nous lorgnait par une fenêtre. Consultant ma montre, je constatai que nous parlions depuis une heure. Le temps m’était compté. Mais il fallait que tout fût en ordre.
— Madame ?
— Oui ?
— Y a-t-il ici une personne assermentée ? Ou devrais-je aller chercher quelqu’un au village ?
— Je suis moi-même notaire. Que désirez-vous ?
— Merveilleux ! Avez-vous votre sceau ?
— Je ne m’en sépare jamais.
Je signai donc devant la gardienne-chef, qui alla même jusqu’à ajouter une formule (sur l’assurance que lui donna Ricky de bien me connaître, et le témoignage silencieux de Pete quant à ma respectabilité en tant que membre de la fraternité des gens-chat) : « Connu de moi personnellement comme étant le susnommé Daniel B. Davis. » Elle apposa ensuite son sceau sur nos deux signatures, et je soupirai de soulagement. Que Belle essaie donc de contourner ça !
La gardienne lança au papier un coup d’œil interrogateur, sans rien dire.
— On ne peut pas déjouer les tragédies, mais on peut les alléger, dis-je gravement. L’éducation de l’enfant, vous comprenez.
Elle refusa d’encaisser le moindre honoraire, et regagna la maisonnette de la direction.
Je posai le papier devant Ricky.
— Tu donneras ça à ta grand-mère. Dis-lui de le déposer à une succursale de la Bank of America, à Brawley. Ils feront le nécessaire.
— Ça vaut beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? dit-elle en regardant le papier sans y toucher.
— Assez. Mais ça vaudra davantage encore.
— Je n’en veux pas.
— Mais enfin, Ricky, je tiens à ce que tu l’aies en ta possession.
— Je n’en veux pas. Je ne le prendrai pas. (Ses yeux s’emplirent de larmes et sa voix trembla :) Tu… tu vas partir pour… pour toujours, et tu… tu ne m’aimes plus. (Elle renifla :) Exactement comme quand tu t’es fiancé avec elle ! Tu n’aurais qu’à venir avec moi et Pete chez grand-mère. Je n’en veux pas de ton argent !
— Ricky, écoute-moi, Ricky. C’est déjà trop tard. Je ne pourrais pas le reprendre, même si je le voulais. C’est déjà à toi.
— Ça m’est égal. Je n’y toucherai jamais. (Elle caressa Pete :) Ce n’est pas Pete qui s’en irait en m’abandonnant… mais tu vas l’y forcer. Et je ne le verrai plus…
— Ricky ?… (Ma voix tremblait légèrement :) Tu voudrais nous revoir, Pete et moi ?
— Bien sûr… (J’entendais à peine ce qu’elle murmurait :) Mais je ne vous reverrai plus… plus jamais…
— Tu nous reverras.
— Et comment ? Tu as dit que tu allais dormir trente ans, tu as dit…
— Oui. Et je ne peux faire autrement. Mais écoute, Ricky, tu ne sais pas ce que tu pourrais faire ? Tu iras vivre chez ta grand-mère, tu iras à l’école comme une brave petite, et… tu laisseras s’amasser l’argent. Quand tu auras vingt et un ans, si tu as encore envie de nous revoir, tu auras assez d’argent pour prendre le Long Sommeil toi aussi. Et le jour où tu te réveilleras, je serai là et je t’attendrai. Nous t’attendrons tous les deux Pete et moi. Je t’en donne ma parole d’honneur.
Son expression se modifia, mais elle ne sourit pas. Elle réfléchit assez longuement, puis dit :
— Tu seras vraiment là ?
— Oui. Il va falloir que nous prenions rendez-vous. Si tu te décides, Ricky, il faudra s’y prendre très exactement comme je vais te dire. Tu t’arrangeras avec la Cosmopolitan Insurance Company, et tu feras bien attention de suivre ta cure au sanctuaire de Riverside. Tu feras en sorte qu’on t’y réveille le 1er mai 2001, très exactement. Je serai là-bas ce jour-là, et je t’y attendrai. Si tu veux me trouver à ton réveil, il faudra que tu donnes des instructions à cet effet, sinon on ne me laisserait pas aller plus loin que la salle d’attente. Je connais ce sanctuaire, ils sont très tatillons ! (Je sortis une enveloppe que j’avais préparée avant de quitter Denver :) Tu n’as pas à te tracasser pour te souvenir de tout ça, j’ai tout noté à ton intention. Tu n’auras qu’à mettre cette enveloppe à l’abri, et le jour de tes vingt et un ans, tu prendras la décision qui te convient. Mais tu peux être bien certaine que Pete et moi serons là à t’attendre, que tu sois ou non au sanctuaire en question.
Je posai la liste d’instructions sur le certificat d’avoir.
Je pensais avoir convaincu Ricky, mais elle ne toucha à aucun des papiers. Elle les contempla un instant, puis dit :
— Danny ?
— Oui, Ricky ?
Elle ne leva pas les yeux, et sa voix devint si basse que j’eus de la peine à l’entendre.
— Si… si je fais… comme tu dis… est-ce que tu m’épouseras ?
Mes oreilles bourdonnèrent et la lumière m’éblouit. Je lui répondis d’une voix considérablement plus forte que la sienne :
— Oui, Ricky. C’est ce que je voudrais. C’est pour cette raison que je fais tout ceci.
Il y avait encore une chose que je désirais lui laisser : une enveloppe sur laquelle j’avais écrit : « A ouvrir au cas où Miles Gentry viendrait à mourir. » Je ne lui fournis aucune explication à ce sujet, lui disant simplement de la conserver. Cette enveloppe contenait les preuves de la conduite de Belle, tant sur le plan matrimonial qu’en ce qui concernait le reste de ses activités. Mise entre les mains d’un avocat, elle permettrait de résoudre, sans contestations possibles, tous débats juridiques concernant l’héritage.
Enfin, je remis à Ricky ma chevalière d’étudiant, ma seule richesse, en lui disant que c’était pour elle. Nous étions fiancés.
— Elle est trop grande pour toi, mais tu n’as qu’à la garder. Tu en auras une autre à ton réveil.
— Je n’en veux pas d’autre.
— Maintenant, dis au revoir à Pete, Ricky. Je dois partir.
Elle serra Pete dans ses bras, et me le tendit en me regardant droit dans les yeux, malgré les larmes qui ruisselaient sur ses joues en y laissant une strie large et claire.
— Au revoir, Danny.
— Pas au revoir, Ricky. A bientôt. Nous t’attendrons.
Il était 10 heures un quart quand j’atteignis le village. J’appris qu’un hélibus quittait la ville vingt-cinq minutes plus tard. Je me mis donc à la recherche d’un marchand de voitures d’occasion et, l’ayant trouvé, j’y fis l’affaire la plus rapide du monde, vendant ma voiture pour la moitié de sa valeur. Cela me laissa le temps d’organiser l’embarquement, clandestin de Pete dans l’hélibus – on y est terriblement pointilleux sur les chats sujets au mal de l’air – et nous atteignîmes la Mutual Assurance Company sur le coup de 11 heures.
A la Mutual, j’allai voir Mr Powell. Pour lui, moins de vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis notre précédente rencontre. Pour moi, deux fois trente ans de temps subjectif et plusieurs mois de temps vécu – et combien d’aventures ! Il se montra excessivement contrarié des modifications apportées à mes arrangements avec sa compagnie. Il manifesta notamment une vive tendance à me sermonner au sujet de la perte de mes papiers.
— Il m’est impossible de demander au même juge de signer votre prise en charge deux fois en vingt-quatre heures. C’est tout à fait irrégulier.