Ricky fut quelque peu stupéfaite des changements survenus à la ville : elle ne me lâchait pas le bras, mais ne se laissa pas aller à ces crises de mélancolie qui sont si souvent le résultat du Long Sommeil. Elle ne désirait qu’une chose : quitter Brawley au plus vite.
Je louai donc un autre taxi et nous filâmes à Yuma. C’est là, sur le livre de l’état civil, que je signai, d’une belle écriture ronde et claire, apposant mon nom entier « Daniel Boone Davis », de façon à ce qu’il ne puisse subsister le moindre doute sur le D.B. Davis qui avait apposé son nom sur ces feuilles. A quelques minutes de là, je me trouvai debout, sa petite main serrée dans la mienne, et bafouillant :
— Moi, Daniel, je te prends, Frederica… jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Pete fut mon garçon d’honneur. Quant à nos témoins, nous les recrutâmes dans les couloirs de la mairie.
Nous abandonnâmes immédiatement Yuma pour un ranch hospitalier, près de Tucson. Une cabine éloignée du bâtiment central nous y fut louée. Nous avions un robot pour nous servir à domicile, ce qui nous laissait libres de ne voir personne si tel était notre bon plaisir. Pete eut une bagarre gigantesque avec le matou qui avait toujours régné sur le ranch et, par la suite, nous dûmes le garder avec nous et le surveiller étroitement. Ce fut l’unique contrariété dont je me souvienne. Ricky fut une épouse telle qu’on eût cru qu’elle en avait inventé l’état. Quant à moi… eh bien, j’avais Ricky.
Il n’y a plus grand-chose à raconter.
Quant vint la réunion des actionnaires, suivie de vote, le lot d’actions de Ricky était de loin le plus important. Je fis déménager McBee qui se retrouva sur une voie de garage, comme « Ingénieur d’honneur aux recherches ». Chuck Freudenberg devint ingénieur en chef. John est directeur d’Aladin, et nous menace à tout instant de prendre sa retraite, menace d’ailleurs sans suite. Lui, Jenny et moi contrôlons à nous trois la compagnie, car il a pris soin de répartir les actions de manière à ne lâcher en aucune façon les rênes de l’entreprise. Quant à moi, eh bien, je suis simplementDavis Engineering Co. – une salle de dessin, un petit atelier et un vieux mécanicien qui me croit fou mais exécute à la lettre tous mes plans. Dès que nous terminons un objet, je le fais déposer en vue d’un brevet.
J’ai récupéré mes notes sur Twitchell ; ensuite je lui ai écrit afin de lui annoncer que j’avais gagné la partie, effectuant mon retour par voie hypothermique. Je lui présentai mes plus plates excuses pour avoir douté de lui, et lui demandai s’il aimerait lire mon manuscrit une fois celui-ci terminé… Comme il ne m’a jamais répondu, je présume qu’il doit encore m’en vouloir.
Je l’écris bel et bien, pourtant, ce manuscrit, et j’ai l’intention de faire parvenir le bouquin dans toutes les librairies importantes, dussé-je pour cela l’éditer à mon compte. Je dois bien ça à Twitchell ! Je lui dois même davantage. Je lui dois Ricky. Et Pete. J’intitulerai l’ouvrage : Le génie méconnu.
Jenny et John semblent bâtis pour l’éternité ! Grâce à la gériatrie, à la vie au grand air, au soleil, à des exercices choisis, à une existence sans vains soucis cérébraux, Jenny est plus jolie que jamais à… eh bien, 63 ans est le chiffre sur lequel je parierais.
En ce qui concerne toute notre aventure, John continue à croire que j’ai un simple don de double vue, et se refuse à reconnaître l’évidence. Enfin, comment cela est-il arrivé ? J’ai essayé un jour de l’expliquer à Ricky, mais elle s’est émue du fait qu’à l’époque de notre lune de miel j’étais en réalité – et sans blague ! – à Boulder, et qu’à l’époque où je lui rendais visite au camp de scouts, j’étais également couché endormi dans une maison de Sommeil hypothermique. Elle est devenue si pâle que j’ai ajouté :
— Disons que ce n’est qu’une hypothèse. Tout cela est logique quand on l’observe sous l’angle des mathématiques. Supposons que nous prenions un cochon d’Inde, à taches blanches et brunes. Nous le mettons sur la plate-forme de la machine de Twitchell, et l’expédions à la semaine dernière. Mais comme la semaine précédente nous l’avions déjà découvert à cet endroit et l’avions mis dans une niche avec lui-même, nous avons donc deux cochons d’Inde… bien qu’en réalité, il n’y en ait qu’un, l’autre étant le premier, mais avec huit jours de plus. Ce qui fait que lorsque nous en avons pris un pour l’expédier une semaine en arrière…
— Attends un peu ! Lequel ?
— Comment, lequel ? Mais il n’y en a jamais eu qu’un seul ! On a pris celui qui a une semaine de moins évidemment, car…
— Tu dis qu’il n’y en a qu’un. Puis tu dis qu’il y en avait deux. Ensuite, tu as dit que les deux ne faisaient qu’un, mais que tu allais n’en prendre qu’un des deux… alors qu’il n’y en avait qu’un ?
— J’essaie d’expliquer comment deux peuvent n’être qu’un. Si on prend le plus jeune…
— Comment peut-on reconnaître le plus jeune quand ils sont semblables ?
— Eh bien, on peut couper la queue de celui qu’on renvoie. Puis quand il revient, on pourrait…
— Oh ! Danny ! Comme c’est cruel ! D’ailleurs, les cochons d’Inde n’ont pas de queue !
Elle semblait croire que cela prouvait quelque chose. Je n’aurais jamais dû essayer d’expliquer.
Ricky n’est pas une femme à se lamenter sur des choses sans importance. Me voyant contrarié, elle dit doucement :
— Viens ici, mon chéri. (Elle joua avec ce qui me reste de cheveux, et m’embrassa :) Un exemplaire unique de D.B. Davis est tout ce que je désire, mon amour. Deux seraient peut-être trop. Dis-moi une seule chose : es-tu content d’avoir attendu que je grandisse ?
Tout ce qui était en mon pouvoir, je le fis pour la convaincre que je l’étais.
Pourtant, les explications que j’avais essayé de donner ne résolvaient pas tout. J’avais beau être resté d’un bout à l’autre dans le coup moi-même, et avoir en outre soigneusement noté les faits, un point m’avait échappé : comment se faisait-il que, lors de mon premier séjour en l’an 2000, je n’eusse pas vu l’annonce de ma seconde sortie de cure ? J’entends celle d’avril 2001. J’aurais dû, puisque j’étais là et que je suivais régulièrement cette rubrique. J’ai été réveillé pour la deuxième fois le vendredi 27 avril 2001. L’annonce devait donc paraître dans le Times du lendemain matin. Or, je n’avais rien vu de la sorte la première fois que je m’étais trouvé en 2001. Mais je suis allé vérifier, depuis lors, et j’ai bien lu : « D.B. Davis » dans le Times du 28 avril 2001.
Sur le plan philosophique, une seule ligne d’imprimé peut changer l’univers aussi radicalement que si l’Europe disparaissait de la face du globe. Cette ancienne notion des « univers multiples » est-elle exacte ? Est-il possible que j’aie sauté dans un univers différent, pour avoir un peu malmené les règles ? Même si j’y ai retrouvé Ricky et Pete ? Y a-t-il un autre univers (quelque part ou en quelque temps) dans lequel Pete hurla jusqu’au désespoir, puis, abandonné, s’éloigna pour se défendre seul contre tous ? Et dans lequel Ricky ne parvint pas à s’enfuir avec sa grand-mère, mais fut contrainte de subir les colères et les rancœurs de Belle ?
Une ligne d’imprimé ne suffit pas. Je m’étais probablement endormi ce soir-là, et j’avais manqué mon nom. Le lendemain matin, j’avais du fourrer le journal dans le vide-ordures croyant l’avoir lu. C’est un fait que je suis très distrait, surtout quand je suis préoccupé par une nouvelle invention.