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Vous aviez bien mangé à tous les repas, vous aviez fait de nombreux voyages à bord des avions de la compagnie. Cependant, jamais vous n’étiez libre de faire ce qui vous plaisait, jamais vous n’étiez votre propre patron. L’autre grand marché offert aux ingénieurs, le service civil ? De bons appointements dès le départ, une bonne retraite. Pas de soucis, un mois de vacances par an, des avantages multiples… Mais, du service gouvernemental, j’en sortais et j’aspirais à être mon maître.

Que pouvait-il y avoir qui fût assez petit pour ne pas nécessiter six millions d’heures de main-d’œuvre avant d’être en état de vente, et qui fût réalisable par un seul ingénieur ? Une boutique du genre marchand de cycles, avec un capital de cacahuètes – ce qu’avaient réussi Ford et les frères Wright ? On prétendait que ces jours-là étaient finis à jamais. Moi, je ne croyais pas.

L’automation était en plein boom – des ateliers entièrement mécanisés, ne nécessitant que deux surveillants et un gardien ; des machines qui imprimaient des tickets dans une ville et qui marquaient « vendu » dans six autres villes ; des taupes d’acier extrayant le charbon sous les yeux des mineurs inoccupés… Aussi bien profitai-je de mon temps de service chez l’oncle Sam pour étudier l’électronique et la cybernétique.

Quel était le tout dernier domaine bénéficiaire de l’automation ? Réponse : le foyer d’une femme d’intérieur. Je ne me posai pas le problème de concevoir un foyer logique, intelligent, scientifique, les femmes n’en veulent pas. Ce qu’elles veulent, c’est une caverne bien aménagée. Il y avait belle lurette que les domestiques n’étaient pas plus trouvables que les dinosaures, mais les femmes d’intérieur se plaignaient, encore et toujours, du problème des domestiques. J’avais rarement rencontré une femme d’intérieur que n’eût pas un instinct d’esclavagiste ; elles semblaient croire qu’il devait exister de jeunes et fortes paysannes reconnaissantes de pouvoir récurer quatorze heures par jour et se nourrir de restes pour un tarif qui ferait ricaner un aide-plombier.

Alors, nous lançâmes sur le marché notre Robot Maison. Au départ, c’était une espèce d’aspirateur perfectionné ; nous avions projeté de le mettre sur le marché à un prix se rapprochant de ces ustensiles.

Le Robot Maison était capable de nettoyer les planchers, toutes sortes de planchers, pendant des journées entières, sans aucune surveillance (ce premier modèle n’était pas encore le robot mi-intelligent qu’il devint par la suite). Existait-il un seul plancher n’ayant pas besoin d’un nettoyage approfondi ?

Il balayait, essuyait, aspirait, brossait, frottait, polissait, cirait, astiquait et fourbissait, consultant dans sa mémoire mécanique une liste qui décidait du mouvement adéquat. Tout objet dépassant la taille d’un plomb de chasse était ramassé et placé sur un plateau installé à sa surface supérieure, afin que quelqu’un d’intelligence plus évoluée prît l’initiative de jeter ou de conserver. Il avançait doucement à la recherche de saletés à supprimer, progressant par courbes implacables, des jours entiers, glissant sur les planchers propres et toujours en quête de planchers souillés. Comme un domestique bien stylé, la machine quittait une pièce si on y entrait. A moins que sa propriétaire ne la rattrape et ne déclenche une manette qui lui ordonne de rester. Vers l’heure des repas, l’objet s’en retournait dans son réduit personnel afin de recharger ses batteries – ceci avant l’installation des piles inusables auxquelles il eut droit par la suite.

Entre le Robot Maison premier modèle et un aspirateur, il n’y avait donc pas une différence énorme. Pourtant, le fait que le premier opère sans surveillance constituait une différence suffisante pour qu’il se vende sans peine.

Dans un magazine scientifique américain paru vers la fin des années 40, j’avais trouvé un plan explicatif des tortues électroniques. J’en avais fait un contretype. Ensuite, j’avais copié le circuit mémoriel d’un missile téléguidé (voilà l’avantage des inventions ultra-secrètes, ces trouvailles ne sont jamais défendues par un brevet), et j’avais adopté des principes de nettoyage et de vidage tirés d’une douzaine d’instruments divers, parmi lesquels une polisseuse en usage dans les hôpitaux militaires, un filtre adoucissant l’eau, et ces « mains » employées dans les usines atomiques pour des manipulations à chaud. En vérité, il n’y avait rien de vraiment neuf dans la carcasse de mon invention. Tout résidait dans la manière dont j’avais assemblé tout cela. L’« étincelle de génie » exigée par nos lois consiste à découvrir un avocat habile dans le domaine des brevets.

Le vrai génie se manifesta dans l’organisation de la fabrication. L’objet était construit entièrement à partir d’éléments standards qu’on pouvait commander d’après un catalogue, à l’exception de deux ou trois interrupteurs et d’un circuit imprimé. Pour le circuit, j’opérai avec un sous-traiteur ; quant aux interrupteurs, je les fabriquais moi-même dans notre remise, baptisée « usine », à l’aide d’outils perfectionnés que j’obtins dans les surplus de guerre. Au début, Miles et moi, nous suffisions entièrement à la fabrication. Le prototype nous coûta 4317,09 dollars, la première centaine se fit à 39 dollars pièce, nous les vendîmes à un magasin d’occasions de Los Angeles pour 60 dollars et ils les mirent en vente à 85 dollars. Nous fûmes obligés de les mettre en dépôt dans le magasin, ne pouvant nous offrir de campagne publicitaire, et l’argent se fit rare. Nous commencions presque à mourir de faim, tant les commandes arrivaient lentement, lorsque Life publia un reportage sur l’appareil. Dès lors, nous n’eûmes plus à nous préoccuper de trouver assez d’ouvriers expérimentés pour nous aider à satisfaire les demandes.

Peu après, Belle Darkin vint travailler avec nous. Jusque-là, Miles et moi avions tapé le courrier d’un doigt sur une Underwood 1908. Belle fut engagée comme dactylo-comptable. Elle eut une machine électrique de qualité et je dessinai l’en-tête de notre papier à lettres. Tout ce que nous gagnions était replacé dans l’affaire. Pete et moi dormions sur place tandis que Miles et Ricky occupaient une cabane voisine. Songeant à protéger nos droits, nous nous constituâmes en société. Pour ce faire, il faut être trois. Une part d’actions fut donc donnée à Belle et elle fut nommée secrétaire-trésorière. Miles était président-directeur général. Moi, j’avais le titre d’ingénieur en chef et président du conseil d’administration… avec 51 % des parts.

Je désire que les raisons pour lesquelles je tenais à conserver le contrôle de l’affaire soient claires. Je n’étais pas un salaud, je voulais tout simplement être mon maître. Miles travaillait comme un nègre, je le reconnais. Pourtant, plus de 60 % de notre capital de démarrage était à moi, plus de 100 % de l’apport inventif et des capacités techniques. Jamais Miles n’aurait pu construire la machine, alors que moi, j’en étais capable avec l’assistance de n’importe quel associé, ou même sans associé. Pourtant, j’aurais pu ne pas réussir à faire prospérer l’invention, alors que Miles était un homme d’affaires. Moi pas.

Puisque je tenais seulement à conserver le contrôle de l’atelier, je consentis des pouvoirs similaires à Miles du côté commercial… trop de pouvoirs, ainsi que le démontra la suite.