Comment savoir ce qui se passe dans une cervelle d’enfant ?
Je n’ai pas pour habitude de faire du sentiment sur les gosses. La plupart sont des petits monstres qui ne se civilisent qu’en vieillissant, et encore ! Pourtant, la petite Frederica ressemblait tant à ma sœur quand elle avait son âge. De plus, elle aimait Pete et le traitait si bien. Je crois qu’elle m’aimait parce que je ne lui parlais pas de haut (cela me faisait horreur quand j’étais petit) et que je prenais au sérieux ses activités scoutes. Ricky était quelqu’un. Elle avait une sorte de tranquille gravité, n’était ni batailleuse, ni pleurnicheuse, ni dorloteuse. En amis, nous partagions la responsabilité de Pete, et pour ma part, le fait qu’elle fût ma « petite amie » n’était qu’un jeu un peu artificiel auquel nous nous amusions.
Le jour où je perdis ma mère et ma sœur dans un bombardement, j’abandonnai le jeu. Ce ne fut pas une décision consciente, mais je me sentais incapable de blaguer et, je ne sais comment cela se fit, le jeu fut aboli. A ce moment-là, Ricky avait sept ans. Elle en avait dix lorsque Belle entra dans l’affaire, et probablement onze quand nous nous sommes fiancés. Je crois que je fus seul à m’apercevoir de la haine qu’elle voua à Belle. Cela ne se manifestait que par un refus de lui parler. Belle appelait ça de la « timidité » et il me semble que Miles était également de cet avis. Cependant, je voyais clair et tâchai de la faire changer. Vous est-il déjà arrivé de vouloir discuter avec un enfant de cet âge d’une chose dont il ne veut pas parler ? Vous obtiendrez plus de résultat à hurler dans le désert du Colorado. Je me dis que cela passerait quand Ricky aurait compris à quel point Belle était adorable.
Le cas de Pete était tout autre. Si je n’avais pas été aveuglé par l’amour, j’aurais vu là un signe annonçant que Belle et moi ne serions jamais du même bord. Belle aimait « bien » mon chat. Oh ! oui, elle l’aimait bien ! Elle adorait les chats, elle s’attendrissait sur ma calvitie naissante, elle admirait mon choix de restaurants et raffolait de tout ce qui me concernait.
Mais il est difficile de tromper les amis des chats avec un simulacre d’adoration pour ces animaux. Il y a les « gens-chat » et il y a les autres, probablement une majorité, qui « ne peuvent souffrir ces bêtes ». S’ils veulent feindre, par politesse ou toute autre raison, cela se voit, ils ne savent pas comment il convient de traiter un chat. Or, les règles de la « manière-chat » sont plus rigoureuses que celles de la diplomatie internationale. Elles sont fondées sur un respect de soi et un respect d’autrui qui ne sont pas sans rapport avec la dignidad de hombre de l’Amérique latine, que l’on n’offense qu’au risque de sa vie.
Les chats n’ont aucun sens de l’humour. Leur personnalité est d’une susceptibilité irascible à l’extrême. Si l’on me demandait en quoi cela vaut la peine de s’intéresser aux chats, je serais forcé de convenir qu’il n’y a pas de raison objective. Je préférerais avoir à convaincre un Anglais de la saveur exquise des cuisses de grenouilles. Néanmoins, je sympathise totalement avec ce mandarin qui coupa la manche d’un somptueux kimono parce qu’un petit chat dormait dessus.
Belle essaya donc de me prouver qu’elle aimait bien Pete, en le traitant comme un chien… Total : elle se fit griffer. Sur ce, étant un chat intelligent, Pete sortit et demeura absent un temps assez long. Malin de sa part, car je l’aurais battu. Il ne l’avait pourtant jamais été, pas par moi, en tout cas ! Battre un chat est plus qu’inutile. La patience est la seule arme à laquelle il cède.
Tout en barbouillant d’iode les égratignures qu’il lui avait infligées, j’essayai d’expliquer à Belle en quoi elle avait eu tort.
— Je suis terriblement ennuyé de ce qui est arrivé, ma chérie… Mais si tu recommences, il recommencera également…
— Mais pourquoi, Dan ? Je ne faisais que le caresser !
— Heu, oui, mais tu ne le caressais pas comme un chat. Tu le caressais comme un chien ! Il ne faut jamais tapoter un chat, il faut le caresser en lui lissant les poils. Il ne faut pas faire de mouvements brusques à portée de ses griffes. Il ne faut le toucher que s’il peut voir ce que tu fais, et il faut l’observer afin de te rendre compte si cela lui plaît… S’il n’a pas envie d’être caressé, il n’acceptera d’être ennuyé qu’un petit moment, par politesse. Les chats sont très polis ! Mais il vaut mieux s’arrêter avant que leur patience soit à bout. (J’hésitai avant de lui demander :) Tu n’aimes pas beaucoup les chats, n’est-ce pas ?
— Comment ? Moi ? Ne dis pas de bêtises ! Bien sûr, que j’aime les chats ! (Puis elle ajouta :) Mais je n’en ai jamais eu. Celle-ci est un peu difficile, non ?
— Celui-ci. Pete est un mâle. Il n’est pas vraiment difficile, puisqu’il a toujours été bien traité. Mais, tu sais, il faut apprendre à se conduire avec les chats ! Par exemple, il ne faut jamais se moquer d’eux.
— Comment ? Pourquoi ?
— Non pas parce qu’ils ne sont pas drôles. Ils sont extrêmement comiques, mais ils n’ont pas le sens de l’humour, et cela les offense. Oh ! Il ne te griffera pas parce que tu ris, il s’en ira dignement, et ensuite, tu auras toutes les peines du monde à devenir son amie. Mais ce n’est pas le plus important. Ce qui est important, primordial même, c’est de savoir comment les prendre dans tes bras. Quand Pete reviendra, je te montrerai.
Comme Pete évita de revenir ce jour-là, je ne lui montrai pas. Par la suite, Belle ne le toucha plus. Elle lui parlait et agissait comme si elle l’aimait tout en conservant ses distances. Pete conserva également les siennes. Et je chassai tout cela de ma pensée. Une chose aussi insignifiante ne pouvait me faire douter de la femme de ma vie.
Quelque temps après, Pete fut encore un sujet de mésentente. Nous discutions de l’endroit que nous voudrions habiter. Sans fixer de date pour notre mariage, nous parlions souvent de nos projets. J’avais envie d’un petit ranch à proximité de notre usine. Belle préférait un appartement en ville, en attendant que nous ayons les moyens de nous offrir une propriété à Bel-Air.
— Ce n’est pas commode, chérie, il faut que je sois près de l’usine. Et puis, as-tu jamais essayé d’avoir un chat de gouttière dans un appartement ?
— Oh ! je suis ravie que tu en parles, je voulais justement te dire… Je me suis informée, au sujet des chats… Nous pourrions le faire couper. Il serait plus doux et heureux dans un appartement.
Je demeurai bouche bée de stupeur. Faire un eunuque de ce vieux guerrier ? Le transformer en bibelot de cheminée ?
— Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, Belle !
Elle m’exposa tous les arguments des gens qui confondent un chat avec un objet : cela ne lui ferait pas de mal ; c’était dans mon propre intérêt ; sachant à quel point je tenais à lui, il ne lui serait pas venu à l’idée de m’en séparer ; c’était vraiment le moyen le plus simple, sans aucun danger, et à l’avantage de tous…
Subitement, je lui coupai la parole :
— Tu pourrais peut-être nous faire opérer tous les deux ?
— Qu’est-ce que tu dis, mon chéri ?
— Moi aussi, je serais plus docile… je ne sortirais jamais le soir. Je ne te contredirais plus et je serais d’une douceur exemplaire… Comme tu l’as dit, cela ne fait pas mal, et je serais probablement bien plus heureux !