BERNARD MINIER
Une putain d’histoire
Aux amis d’enfance.
Tous les lecteurs familiers de la géographie nord-américaine le savent : une particularité de sa topographie veut que le nom de Washington soit associé à la fois à la capitale fédérale, située sur la côte Est (district de Columbia), et à l’État dont il est question dans cette histoire, qui se situe, lui, au nord-ouest des États-Unis.
Au commencement est la peur.
La peur de se noyer.
La peur des autres — ceux qui me détestent, ceux qui veulent ma peau.
La peur de la vérité, aussi.
Je ne retournerai jamais sur l’île. Même si Jennifer Lawrence en personne venait à sonner à ma porte et me suppliait d’y retourner, je ne le ferais pas.
Autant vous le dire tout de suite : ce que je vais vous raconter va vous paraître incroyable. Ce n’est pas une histoire banale, je lui dis. Ça non. C’est une putain d’histoire. Ouais, une putain d’histoire…
Une vision à présent, pour vous mettre comme qui dirait en appétit : une main émergeant de l’abîme, tendue vers le ciel, pâle, doigts écartés, avant qu’elle ne s’enfonce définitivement dans les flots. Le vent du large rugit autour de moi, la pluie et les embruns me cinglent tandis que je nage et m’éloigne de cette main spectrale — que je nage, tente de nager, soulevé, emporté par les vagues, les creux de trois mètres, les crêtes écumantes, vers la pointe de l’île, toussant, hoquetant, grelottant, à demi noyé.
Une autre vision :
… la baraque en flammes, moi à genoux devant, pleurant, hurlant comme un hystérique, et les gyrophares qui incendient la nuit tout autour.
Je vais vous dire autre chose, je lui dis, je sais que vous aurez du mal à me croire. Honnêtement, je ne peux pas vous en blâmer. Et pourtant, c’est comme ça que ça s’est passé.
Exactement comme ça.
Il m’observe, assis dans son fauteuil. Avec son regard brun. Il est grand, impressionnant. Et sa veste doit valoir plus cher que ma caisse. Il vient juste de consulter sa montre. Il ne dit rien. Il a quoi ? Dans les quarante-cinq ans ? Cinquante… ? Le genre qui doit plaire aux femmes.
Par où est-ce que je commence ? je lui dis.
Par le début, il répond. C’est mieux.
Combien de temps j’ai ?
Tout le temps qu’il te faut, Henry.
Très bien, dis-je. Vous n’êtes pas obligé de me croire, bien sûr.
Il ne dit rien. Ne montre rien. Cet homme qui est mon père… Il a raison : revenons là où tout a commencé…
… revenons au début.
Avant le début
Nuit d’août : Bruits. Cliquetis, craquements, crachotements en rafales. Puis des sifflets suraigus portés par l’écho de la baie, des crissements qui ressemblent à des frottements à la surface d’un ballon gonflé. Des grincements à des fréquences élevées. Et le clapotis de l’eau, des vagues.
Assis dans le kayak de mer, je fixe la nappe de brume. Silence. La lune éclaire les eaux tout autour. Je retiens mon souffle. Un aileron noir apparaît, deux, trois, quatre — jusqu’à onze… Mon cœur bat plus vite. Les grands prédateurs à robe noir et blanc émergent lentement de la brume, en un seul rang, comme pour une battue ; leurs ailerons arrondis fendent les eaux que la pleine lune illumine. Je donne un coup de pagaie, puis un autre — doucement — dans leur direction.
L’orque est un superprédateur, le plus redoutable de la planète ; on ne lui connaît aucun ennemi naturel ; elle règne au sommet de la chaîne alimentaire. C’est un animal extraordinairement intelligent. Chaque groupe d’orques sédentaires a un langage élaboré, un dialecte complexe différent des autres groupes, et c’est une des rares espèces qui enseignent son savoir-faire aux générations suivantes. Les orques sédentaires ont un sens social très développé.
Et puis, il y a les orques nomades…
Encore plus dangereuses, encore plus téméraires, elles parcourent les océans dans le plus grand silence et — la plupart du temps — en solitaires. Ce sont elles qui ont valu à l’orque son surnom de « baleine tueuse ». Elles n’hésitent pas à s’attaquer à des mammifères marins de grande taille : phoques, lions de mer, marsouins — et même les requins et les baleines en ont peur. Les orques nomades, elles, ne connaissent pas la peur. Elles sont des tueurs parfaits…
L’orque est un prédateur sans rival mais elle s’attaque rarement à l’homme — sauf en captivité. Une bonne chose serait de virer tous ces touristes, tous ces bateaux qui, de juin à octobre, viennent s’immiscer grossièrement sur son territoire — qui est aussi mon territoire —, et de laisser les orques tranquilles. Comme je le fais, silencieux, en cette nuit d’août. À bord de mon kayak. À cette heure où il n’y a personne d’autre qu’elles et moi. Je me contente de les saluer. De les regarder passer. De les laisser vivre. Tout comme elles me laissent vivre. Elles ne m’ont jamais importuné. Elles n’ont jamais cherché à m’arracher à ma vie actuelle. À me nuire. À me tuer…
Pourquoi certains hommes sont-ils incapables d’en faire autant ?
L’orque nomade est le plus cruel des mammifères marins mais l’homme nomade est le plus cruel des mammifères tout court.
Vérité connue. Qu’il me restait à découvrir.
Nuit d’octobre : Des vagues heurtent la coque. Une gorge s’éclaircit derrière elle, une gorge masculine. Elle lève les yeux vers le ciel nocturne. Dans ses pupilles noires, un vol d’oiseaux de mer passe devant la lune. Une larme salée apparaît au bord de sa paupière. Elle a la bouche ouverte, la respiration courte ; son cœur est remonté si haut qu’elle a l’impression qu’elle va le recracher sur le sol glissant du bateau.
De nouveau, ce grincement métallique dans son dos. Un cri rouillé. Comme si on aiguisait quelque chose. Un coup de vent dans ses cheveux, entre les mailles du filet.
Imaginez sa peur. Elle n’a pas dix-sept ans. Imaginez une telle peur, si vous le pouvez. Une peur si grande qu’elle vous brise les os, qu’elle gonfle votre cœur au point qu’il donne l’impression de vouloir exploser dans votre poitrine. Une peur qui tend et raidit les muscles comme des cordages gorgés d’eau qui auraient séché et durci au soleil.
Le pont du bateau tangue sous l’effet de la houle et elle a du mal à garder l’équilibre. Surtout avec ce lourd filet de pêche sur ses épaules et sur sa tête. Elle sent ses nœuds durs à travers ses cheveux, elle respire son odeur d’algues, de poisson, de gasoil et de sel qui lui soulève l’estomac ; elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle fait là — elle sent juste sur ses épaules tout le poids de ces cordages empêtrés, humides et malodorants, de ces algues pareilles à des lanières, de ces chaînes de lestage. Elle les sent peser et ruisseler sur elle. Et toute cette pluie qui s’abat sur sa tête. Elle voudrait en voir davantage, mais il fait si sombre, si sombre…
Il est là, pourtant — tout près. Une lueur passe dans ses yeux quand il se plante devant elle et la regarde, sous sa capuche crépitante ; cela ne dure qu’une seconde, mais c’est là, dans ses pupilles : ce qui l’attend. Elle a un hoquet de terreur. Il s’agrippe à un taquet, sur la lisse de plat-bord. Mais pour elle, tout n’est qu’ombres, nuages comme de l’ouate teinte en noir, bout de lune pâle et tordue tel un ongle griffant la nuit, arbres noirs, rivage noir, vent — et l’espace restreint du petit chalutier, dangereux, plein de crochets et d’arêtes rouillées qui l’ont déjà blessée.