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— Pas de problème.

— Super. Si j’avais su qu’on avait un musée du film d’horreur à East Harbor, je t’aurais invité plus tôt ! »

Il a ri. Moi aussi. Ça a commencé comme ça.

« T’as des nouvelles de Naomi ? » a-t-il demandé dans la voiture.

J’ai fait un geste de dénégation.

« Moi non plus. »

Nous avons gardé le silence en descendant Main Street qui s’éveillait à peine, l’un comme l’autre taciturnes, puis, en approchant du port, j’ai tourné à droite dans la 1re Rue pour rejoindre le parking des ferries.

Tous les matins, nous autres habitants de l’île observons le même rituel. Nous allons prendre notre place dans la file du ferry. Bien avant que sa silhouette ramassée de pitt-bull des mers se présente à l’entrée de la baie. Il ne peut contenir que cent quarante voitures et personne n’a envie d’attendre le suivant. Ceux qui habitent à côté laissent même leurs clés sur le volant et abandonnent momentanément leur véhicule pour aller terminer leur petit déjeuner.

Elle n’était pas là

Machinalement, j’ai noté simultanément plusieurs choses en arrivant sur le parking, les unes habituelles, les autres non :

1°) des collégiens descendaient du bus scolaire, leurs sacs en bandoulière, et se dirigeaient vers la passerelle pour piétons, en caquetant bruyamment — comme tous les matins.

2°) le père de Malcolm Barringer, ce poivrot, se préparait à faire la circulation avec son gilet jaune — comme tous les matins.

3°) un grand type aux cheveux gris vêtu de noir mettait une pièce dans l’une des boîtes à journaux devant le Blue Water Ice Cream Fish Bar (« Appelez et récupérez votre commande Blue Water, 425-347-9823 »), puis il est retourné vers sa Crown Victoria gris métallisé, le Seattle Times et l’Islands’ Sounder à la main. Il ne s’agissait pas d’un habitué, mais ce n’en était pas moins la troisième fois cette semaine que je le voyais, à la même heure.

4°) Naomi n’était pas sur le parking.

En revanche, Kayla et Johnny étaient déjà sur place, dans le vieux pick-up GMC mangé de rouille de celui-ci, tandis que le ferry illuminé de partout vomissait un fleuve de phares blêmes venu du continent et que trois files de véhicules attendaient pour les remplacer. La plupart de leurs propriétaires les avaient abandonnés pour aller boire un café, mais ils revenaient à présent se mettre au volant, leur gobelet à la main, et faisaient tourner leur moteur. Le brouillard ne s’était pas levé, la nuit commençait tout juste à pâlir, c’est à peine si on devinait le profil des collines autour de la baie, leurs pentes couvertes de sapins.

Où était Naomi ?

Mon esprit s’est mis à battre la campagne. Elle avait un rencard secret avec Nate Harding, son prof d’art dramatique, la quarantaine, qui portait beau et qui — disait-on — s’était tapé presque toutes les meufs baisables passées par son cours. Elle était devenue la jeune maîtresse d’un homme marié — peut-être Matt Brooks, un pêcheur frimeur, coureur et bagarreur dont tout le monde ou presque sur l’île savait qu’il avait couché avec la femme du pharmacien, qu’on appelait ainsi quand bien même elle bossait aussi à la pharmacie et avait des diplômes supérieurs à ceux de son mari. Ou, pis encore, elle était avec cet enculé de Shane. Une image insoutenable m’a traversé l’esprit. Naomi embrassant Shanese serrant contre luiNaomi faisant l’amour avec Shane… L’été dernier, Shane était venu parler à Naomi pendant qu’on était à la plage. En maillot, il avait déjà un corps d’homme ; ses pectoraux, ses abdominaux et ses cuisses étaient ceux d’un homme, et j’avais cruellement conscience de ma maigreur à côté. Leurs hanches se frôlaient pendant qu’ils blaguaient et riaient, leurs orteils se recroquevillaient à cause du sable brûlant, et la jalousie m’avait presque poussé à commettre un geste stupide, comme le provoquer d’une manière ou d’une autre, ce qui aurait été suicidaire… Les images se sont succédé. Et, l’espace d’un instant, j’ai pris un plaisir paradoxal à la souffrance qu’elles me procuraient.

Les bagnoles démarraient devant nous quand j’ai attrapé mon téléphone pour appeler Johnny. « Qu’est-ce que tu fous ? » s’est enquis Charlie. Tandis que nous quittions notre file et montions à bord, guidés par les employés en gilets jaunes, la sonnerie a retenti et c’est Kayla qui a répondu.

« Henry ? »

Il y avait toujours dans sa voix étonnamment rauque et sensuelle, lorsqu’elle s’adressait à moi, comme une douceur suspecte, une invite implicite — et je n’avais pas oublié cette nuit où, ivre et défoncée, elle avait collé ses lèvres sur ma bouche et l’avait forcée avec sa langue alors que Naomi et Johnny étaient à quelques mètres à peine, dans l’obscurité des bois. Kayla était une très jolie fille, plus jolie sans doute pour les autres que Naomi elle-même. Aucun gars de l’île à part moi ne pouvait rester insensible à sa chevelure rousse, à ses sourcils sombres et épais qui se rejoignaient au-dessus de deux immenses yeux verts et à son corps agile à la taille étroite, parfaitement proportionné, et surtout doté de deux bons gros seins qui avaient poussé bien avant ceux de toutes les autres filles.

« Tu sais où est Naomi ? » ai-je demandé.

Malgré moi, ma voix a trahi mon angoisse.

« Non, je croyais que toi, tu le savais…

— Elle… t’a pas appelée ? »

Un silence.

« Non.

— Kayla, est-ce qu’elle t’a dit quelque chose… au sujet de nous deux ? »

Un silence.

« Henry… je suis désolée… elle m’a demandé de ne pas en parler.

— Putain, Kayla !

— Elle m’a fait promettre…

— Elle a un rencard, c’est ça ?

— Henry…

— C’est pour ça qu’elle est pas là ?

— Henry, s’il te plaît.

— Elle a… elle a quelqu’un d’autre ?

— J’en sais rien.

— Kayla, bordel !

— Écoute. J’ai promis…

— Est-ce qu’elle a quelqu’un d’autre ?

— Henry, je…

— Dis-moi juste ça, Kayla.

— Je sais pas… (Puis, après une hésitation :) Tout ce que je sais, c’est qu’elle voulait rompre… voilà.  »

J’ai soudain eu l’impression que tout mon univers volait en éclats. Je suis resté prostré, les mains sur le volant, alors que Charlie était déjà dehors, sur le pont. J’ai regardé à travers le pare-brise les voitures entassées dans les coursives venteuses du ferry, mais je n’ai rien vu d’autre que des images de Naomi.

C’est au cours de l’été 2011 — le second le plus chaud de l’histoire des États-Unis, le plus chaud en soixante-quinze ans — qu’on l’a fait pour la première fois. Quarante-six des quarante-huit États furent touchés par des températures supérieures à la moyenne de juin à août. Les seules exceptions : l’Oregon et l’État de Washington. Cet été-là, Naomi n’avait jamais été aussi belle. Elle avait beaucoup nagé, avait fait de la voile du côté de Crescent Harbor et les exercices physiques avaient musclé et affiné sa silhouette, les jours de soleil avaient encore foncé sa peau déjà naturellement hâlée. Cet été-là également, Johnny et Kayla commençaient à sortir ensemble et ils étaient tout feu tout flamme ; ils ne rataient jamais une occasion de se mettre à l’écart. De son côté, Charlie aidait ses parents au Ken’s Store & Grille tous les après-midi. C’est ainsi que nous nous sommes souvent retrouvés seuls, Naomi et moi, pendant ces longs mois de juillet et d’août, quoique ayant dégoté tous les deux des jobs d’été à mi-temps. Nous rentrions souvent tard. Sa mère comme les miennes se montraient peu regardantes, dans la mesure où une partie de nos journées était occupée à travailler et où c’était l’été. Un vent de liberté soufflait pendant les vacances — et il contaminait même les parents. Il était dû à la douceur provisoire du climat, aux chansons qui fleurissaient sur les ondes, aux longues soirées trop arrosées, au monde lui-même — qui semblait observer une légère accalmie.