C’est arrivé deux jours avant le Labor Day et la fin des vacances.
Un soir où nous nous étions réfugiés sous les branches touffues d’un sapin, au fond de la plage déserte, à cause d’un gros orage. Il y avait un creux dans le remblai, entre les racines et les branches basses, où les kayakistes rangeaient leurs embarcations. Un endroit douillet et discret, presque invisible depuis la plage. Un trou de mousse sèche et de sable sous la voûte d’épines. Peut-être fut-ce dû à l’atmosphère de fin de vacances ? Au sentiment de nostalgie qu’elle instillait en nous ? Nous allions rentrer au lycée : un saut dans l’inconnu. C’est là que nous l’avons fait, à quelques mètres seulement des grappes de moules bleues, de balanes et d’étoiles de mer prisonnières des trous d’eau laissés par la marée. Je me souviens de la tiède pluie d’été dégoulinant sur son visage et sur ses seins quand elle a enlevé son maillot, de l’eau pure sur sa bouche, de mes frissons et de mon érection dans mon maillot trempé. Cet été-là, je lisais L’Ange exilé, Moins que zéro et Sexus.
J’avais quatorze ans.
Je suis descendu de la Ford et je me suis faufilé, hagard, entre les rangées de voitures pour suivre Charlie dans l’escalier. Parvenus en haut des marches, nous nous sommes dirigés vers notre table habituelle, celle qui se trouve loin du bar, de ses effluves de mauvais café et de consommé de palourdes (rien que l’aspect de ce dernier dissuaderait le plus affamé des voyageurs : quand l’employé le verse dans le grand récipient, on dirait du vomi récupéré parmi ceux qui ont eu le mal de mer la veille). En m’asseyant sur la banquette, j’ai lancé un regard furibond à Kayla qui a détourné le sien vers les fenêtres d’un air gêné.
Chacun a ensuite feint de se plonger dans ses activités du matin, Johnny et Kayla essayant d’effectuer à la hâte les révisions qu’ils n’avaient pas faites plus tôt, Charlie rattrapant son sommeil en retard, la tête enfouie dans ses bras croisés. Quant à moi, je ne pensais qu’à une chose.
Finalement, c’est Charlie qui a relevé la tête et a posé la question : « Vous ne trouvez pas bizarre qu’elle ne soit pas là ? » Tout le monde savait que la notion d’absentéisme était aussi étrangère à Naomi que celle d’humanité à un taliban. Naomi était une élève bien plus sérieuse que nous tous. Elle n’était pas de celles ou de ceux qui, selon le mot de Charlie, « lèchent le cul des profs tellement profond que, si l’un d’eux tirait la langue, on se demanderait à qui elle appartient », mais elle n’en avait pas moins les meilleures notes à peu près partout. Nous étions très différents — Naomi était enthousiaste, spontanée, loquace, démonstrative, elle s’investissait dans un tas d’activités au lycée, elle avait une âme de meneuse ; j’étais plus réservé, moins enclin à accorder ma confiance et assurément moins grégaire — mais, elle comme moi, nous accaparions les premières places au tableau d’honneur. Naomi aimait les grandes phrases et les grands mots, des mots sonores comme « révolution », « désobéissance civile », « résistance », « totalitarisme », « contre-pouvoirs » ; elle aimait refaire le monde en compagnie de Charlie, de Kayla et de quelques autres, toujours prêts à relever l’étendard de l’utopie tombé dans la poussière. Pour ma part, je les écoutais, j’émettais de temps à autre un hun-hun ou un oh ! prudent et je voyais en eux d’indécrottables dons Quichottes, des révolutionnaires de salon, dépourvus de tout sens des réalités — le genre qui, si on leur avait confié les rênes d’un pays, l’auraient mis à genoux en moins d’une semaine. « Si, a dit Kayla, je trouve ça très bizarre… Henry, vous vous êtes dit quoi, hier soir, sur le ferry ? »
J’ai hésité.
« Elle m’a dit qu’elle voulait faire une pause…
— Et comment t’as réagi ?
— Je… je me suis un peu énervé.
— Énervé comment ?
— Quoi ? Enfin, Kayla, comment veux-tu que je m’énerve ! On s’est engueulés, c’est tout. Et puis elle s’est mise à chialer et elle est partie. »
J’ai omis de préciser que, l’espace d’un instant, elle avait failli passer par-dessus bord.
« Quelqu’un a eu de ses nouvelles depuis ? » a demandé Charlie.
Nous avons tous répondu négativement.
Abîmé dans mes pensées, j’ai tourné la tête — et je l’ai aperçu. Sa haute silhouette accoudée au bar.
L’homme du parking.
Cette fois, j’en étais certain : il nous observait. Il avait détourné le regard quand j’avais levé les yeux. Je l’ai observé à mon tour pendant un moment, tandis qu’il buvait son café. Il était grand : pas loin de deux mètres, avec un maintien d’ancien militaire ou d’ancien flic et des vêtements sombres. Sa tête, elle, était étroite et allongée au bout d’un long cou puissant. Même à cette distance, je pouvais deviner la carrure athlétique sous le manteau. Un professionnel — mais de quoi ?
Ridicule, je sais.
De la pure parano, voilà ce que c’était — sans doute à mettre sur le compte de la nervosité provoquée par le souvenir de la nuit dernière…
Je me sentais toujours aussi nauséeux. Je me suis levé et dirigé vers les toilettes. Debout devant la cuvette nauséabonde, j’ai frissonné sans pouvoir m’arrêter et j’ai eu envie de me cogner le crâne contre les cloisons, de hurler, de supplier, de donner des coups de poing. Bien sûr, je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis contenté de pisser dans la cuvette et, en ressortant, j’ai avisé, à côté des lavabos, le réceptacle pour les seringues usagées — je me suis toujours demandé s’il était à l’usage des diabétiques ou des junkies.
Puis je me suis penché sur le lavabo pour me rincer les mains et j’ai scruté mon visage dans le miroir. Je ne m’aime pas. Je n’aime pas ma tronche, bien que je la sache au goût de pas mal de meufs du bahut. Je n’aime pas l’allure que j’ai. J’aurais voulu ressembler à Mickey Rourke dans Rusty James — avant ses opérations de chirurgie réparatrice — ou à Steve McQueen dans Bullitt. Au lieu de ça, je ressemble à une espèce de gendre idéal à la con… Et, ce jour-là, j’avais vraiment une sale tête. La tête de quelqu’un qui a la trouille.
De quelqu’un qui a mal.
Naomi, oh non, Naomi, ne me fais pas ça, s’il te plaît, ne me fais pas ça.
Mes paupières étaient tendues et gonflées comme si j’avais pleuré — ce qui n’était pas le cas.
En ressortant des toilettes, j’ai manqué lui rentrer dedans.
Le grand type en noir.
Il se tenait debout devant la porte. Immobile. Il avait l’air de regarder la pointe de ses chaussures. « Excusez-moi », j’ai dit — car sa haute silhouette me barrait le passage.