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Silence.

« J’ai dit : sors de là. Maintenant. »

La porte s’ouvrit d’un coup et Jay se retrouva face à la lame courte et incurvée d’un petit couteau Sharpfinger. Le type qui se tenait de l’autre côté de l’arme avait dans les soixante ans, un visage massif mais un peu mou, une tignasse blonde et un petit bouc blanc au bout du menton. Ses lèvres étaient rouge cerise, ses yeux injectés et son haleine empestait l’œuf frit, la cigarette et le gin.

« Écoute-moi bien, sale fils de pute. Tu vas dire à ton maître que c’est fini, je ne jouerai plus les gros bras pour lui. »

Jay fixa la lame pointue en forme de croissant, il expira un nuage de fumée, le cigare coincé entre les lèvres.

« Ah ouais ? Ben, mince alors, j’étais justement venu te dire la même chose… qu’il voulait plus entendre parler de votre bande de gros connards. »

La voix de Jay était douce et caressante, même quand elle insultait ou proférait des menaces.

« Ouais, ben, tu vois, qui s’en branle de ce qu’il veut ou pas ? Dis-lui d’aller se faire mettre. Et toi aussi, tu vas te faire mettre, Jay — p’tite merde, le chien-chien à son patron. Maintenant, tu te casses… avant que je me mette vraiment en rogne. »

Le biker fit un pas en avant, mais Jay ne bougea pas et la pointe de la lame vint heurter son abdomen à travers la chemise à carreaux. Son visage n’exprimait rien. Jay avait une bouche large et étroite comme une blessure, un nez osseux et des joues creusées sous des pommettes saillantes. Mais, sous ses sourcils noirs et broussailleux, ses yeux délavés et gris brûlaient d’un feu permanent. Deux billes incolores avec une minuscule tête d’épingle noire au centre. Les rides sur son front dégarni lui donnaient quinze ans de plus et des veines grosses comme des câbles saillaient dans son cou. « Toi et tes petits nazillons, vous avez merdé, dit-il. On vous avait dit de foutre la trouille à ces colleurs d’affiches, pas d’en envoyer un à l’hosto, pauvre débile.

— Désolé, mon pote, ce sont des choses qui arrivent. Maintenant, tu te tires.

— Non, Hank, je veux que tu nous rendes le fric qu’on t’a filé. »

L’homme au bouc se fendit d’un sourire.

« Tu rêves, mon pote ! T’as vu où t’es ? Tu t’es regardé, putain ? À qui tu crois parler, bordel ?

— À un gros naze et à une tantouze », répondit Jay.

Il vit le visage du biker se décomposer et ses petits yeux flamber de haine. La lame parut vouloir s’enfoncer sous son sternum.

« Espèce d’enculé, je vais te fumer ! Je vais t’arracher la langue pour avoir dit ça… Personne ne me parle comme ça. T’entends, sale raclure de merde ?

— On m’a dit que ta gonzesse adorait sucer des bites de Blacks, c’est vrai, Hank ? La tienne ne lui suffit pas ? Elle est trop… petite ? »

La bouche mince de Jay souriait — mais son regard gris et fixe était mort. À l’instant où le biker fit le geste de le planter, Jay attrapa son poignet à une vitesse stupéfiante et le tordit vers la cloison. Avant que Hank ait eu la moindre chance de comprendre ce qui se passait, les os de son carpe avaient craqué et il hurla de douleur, mais la musique qui pulsait dans le rade, de l’autre côté de la porte, couvrait ses hurlements. En même temps, Jay lui assena un coup de genou violent dans la rotule droite puis lui balança un coup de poing dans les côtes. Le biker s’écroula sur le sol, le dos contre l’urinoir. Cela n’avait pas duré plus d’une seconde.

Jay le chopa par le cou, serra et poussa jusqu’à ce que — sous l’effet de l’horrible douleur provoquée par ses vertèbres comprimées contre la lunette des chiottes — Hank s’arc-boute en arrière, le bassin en avant, la nuque renversée au-dessus de la cuvette, grimaçant affreusement. Puis Jay pressa avec son pouce un point juste sous la pomme d’Adam et les yeux d’Hank jaillirent de leurs orbites. Jay remarqua avec dégoût qu’il n’avait pas tiré la chasse et qu’un mégot flottait dans une flaque jaune. Les longs cheveux filasse du biker trempaient dedans. « Tu m’écoutes, à présent ? »

Le biker haletait. La voix de Jay était plus douce que jamais. L’autre hocha la tête — du moins il essaya, ses carotides broyées par la poigne d’acier de Jay.

« Regarde. »

Jay sortit son téléphone portable de sa main libre, l’alluma avec l’index et afficha une vidéo avec le pouce. Puis il tourna l’écran vers le type.

« Tu le reconnais ? »

Sur le petit écran, Hank Russell Locke, président du chapitre de Virginie du très redoutable gang des Sons of Death, embrassait à pleine bouche un jeune homme très blond, très efféminé et à l’évidence très maquillé. Les deux hommes étaient nus et se caressaient. Jay vit toute couleur quitter le visage de Locke, pourtant écarlate une seconde auparavant. « Tu imagines l’effet que cette vidéo fera sur ton… chapitre ? »

Les pupilles de Hank n’étaient plus que deux trous noirs qui mangeaient tout l’iris. Jay se demanda s’il pourrait l’étrangler et ressortir sans se faire remarquer.

Il relâcha le biker et sortit du cabinet pour se laver les mains.

« On veut le fric dans une semaine, Hank. Démerde-toi. »

Aucun son ne monta du cabinet derrière lui — dont Jay surveillait prudemment la porte dans le miroir.

« J’ai rien entendu… »

Un grognement lui répondit.

Jay s’en alla, écœuré.

Il entra dans Charlottesville peu après le coucher du soleil. La soirée d’octobre était toujours aussi lourde et moite. Des éclairs de chaleur continuaient de luire dans les nuages, au-dessus des toits, et de temps à autre on entendait un coup de tonnerre lointain, mais l’orage ne se décidait pas à éclater. La permanence électorale de Grant Augustine se trouvait dans le centre-ville, un mail piétonnier plein de magasins et de terrasses de restaurants, et Jay laissa la Mustang à l’entrée, sur le parking d’Old Preston Avenue. Il marcha tranquillement jusqu’à ce qu’il aperçoive la grande banderole GRANT AUGUSTINE POUR GOUVERNEUR et les portraits de son patron en vitrine. Un visage plein de méplats, taillé à la serpe, un front haut et large, des joues osseuses mais une mâchoire carrée et surtout des yeux plissés étincelants de ruse, de dureté et d’humour : Augustine avait la tête de celui qu’on n’a pas envie d’emmerder mais qui peut résoudre n’importe quelle situation, même les plus compromises — en gros, le type qu’on préfère avoir avec soi que contre soi. Et c’était exactement ce que recherchaient les électeurs par ces temps d’incertitude.

Il y a encore un an, cela aurait ressemblé à une blague : Grant Augustine se présentant aux élections de gouverneur. Un type qui avait fait fortune grâce aux subsides de l’État. Mais Jay avait coutume de penser que seul le diable en personne était plus double que Grant. Son patron avait surfé sur deux particularités d’un État qu’il connaissait mieux que quiconque : quoique globalement conservatrice et républicaine, la Virginie avait depuis 1977 pris la curieuse habitude d’élire au poste de gouverneur un homme dont la couleur politique était à l’exact opposé du locataire de la Maison-Blanche : républicain sous le mandat de Carter, démocrate sous ceux de Reagan et de George Bush père, républicain à nouveau du temps de Clinton et ainsi de suite. Lors de l’élection de 2009, un an après l’entrée d’Obama à la Maison-Blanche, la tradition avait de nouveau été respectée avec l’élection du républicain Bob McDonnell. Or Obama avait été réélu en 2012. Et c’est là qu’on en venait à la deuxième particularité de cet État qui ne faisait rien comme les autres : la Virginie était le seul et unique État dans toute l’Amérique qui interdît à son gouverneur d’exercer deux mandats successifs. Deux traits fantasques qu’Augustine comptait bien exploiter.