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La pluie cinglait les deux rangées de fenêtres à petits carreaux de part et d’autre de la porte, qui est dans un renfoncement. Quand j’ai frappé à la vitre, Charlie est venu tirer le loquet. Il y avait un système d’alarme, mais les parents de Charlie ne l’activaient que de juillet à septembre, quand les touristes débarquaient — et avec eux des jeunes de la ville qui, le soir venu, picolaient, se battaient et faisaient des trucs stupides.

À l’intérieur flottait une fragrance familière, complexe et riche : légumes, graines, fruits, bois ciré, confiseries, poussière, mêlés au fantôme d’odeur des cafés que Wendy, l’employée, sert derrière un comptoir, au fond à droite après les bacs à surgelés. La caisse enregistreuse est à gauche. La lueur du seul réverbère traversait les fenêtres et tombait sur le départ des rayons, qui dessinent quatre allées parallèles depuis l’entrée jusqu’au fond du magasin.

Kayla et Johnny étaient assis dans l’ombre, à l’arrière, à l’une des trois tables où les parents de Charlie servent des petits déjeuners et des burgers six jours par semaine. Sans un geste, sans un mot. Le seul éclairage provenait des vitrines de bières et de sodas derrière eux.

Même dans l’obscurité, je devinais combien ils étaient accablés. J’ai aperçu le bout rougeoyant d’une clope. D’habitude, Charlie aurait gueulé, mais là il n’a pas moufté. Les petits interdits avaient volé en éclats face à la plus grande des transgressions : le meurtre. Je me suis laissé tomber sur une chaise, en proie à un abattement qui se traduisait par une fatigue corporelle tout à fait réelle. Johnny a poussé une bière devant moi et j’en ai avalé une gorgée, puis une autre, avant de la lui rendre.

« Henry, mon pote, je suis tellement triste, a-t-il dit. Tellement triste… Putain, j’arrive toujours pas à y croire… »

Il avait la gorge nouée, sa voix ressemblait au couinement éraillé d’un vieux robinet qu’on n’a pas tourné depuis des lustres et, malgré la pénombre, je pouvais voir à quel point il était nerveux. Il tremblait comme une feuille et il n’arrêtait pas de tordre machinalement l’un des cordons blancs de sa capuche, qui était rabattue sur sa tête — peut-être pour cacher ses larmes.

« On est avec toi, Henry. C’est tellement… tellement affreux… », a dit Kayla à son tour, à voix hyper-basse — comme si quelqu’un pouvait nous entendre alors qu’il n’y avait personne d’autre que nous dans tout ce fichu magasin : les parents de Charlie s’étaient depuis longtemps retirés dans leurs appartements, dans la grande maison, laquelle ne peut être atteinte de l’intérieur de la boutique qu’en grimpant deux marches et en remontant un long couloir sur lequel donnent les toilettes hommes et dames et également les cuisines. Sa voix était pâteuse, et j’ai deviné que l’un comme l’autre avaient picolé et peut-être aussi avalé d’autres trucs.

« Je n’arrive pas à croire qu’elle est morte, a poursuivi Kayla. Je n’arrive tout simplement pas à le croire. J’ai l’impression qu’elle sera là demain… sur le parking du ferry… (Elle a émis un gloussement triste.) Merde, je n’arrive pas à croire que quelqu’un comme elle puisse mourir, putain… »

Elle s’est mise à pleurer, en essuyant son nez de temps à autre.

« Jésus, je voudrais tellement qu’elle soit là avec nous », a renchéri Johnny de sa voix de crécelle.

Kayla s’est blottie contre lui et elle a étreint son bras. Un geste de tendresse. Une réflexion affreuse m’a traversé : eux allaient continuer à s’aimer, à sortir ensemble, au moins pendant un moment.

Ils étaient si semblables, avec leurs visages minces, leurs grands yeux transparents — souvent embrumés par l’herbe, l’acide ou les ecstas —, leurs fringues bon marché, leurs pieds nus dans le sable et leur indolence qui cachait pourtant des blessures profondes. Kayla McManus avait hérité d’un beau-père qui avait dix ans de moins que sa mère, qui était sorti de prison deux ans plus tôt et qui était un enculé de première. Quand il était bourré, il pouvait se montrer violent et foutrement collant, si vous voyez ce que je veux dire. Je le savais parce que c’est Johnny qui me l’avait dit ; il parlait tout le temps de casser la figure à ce fils de pute, à ce foutu pervers — mais je sais qu’il avait peur du bonhomme, lequel avait tiré huit ans ferme à Walla Walla pour avoir fait sauter un œil à un biker canadien avec une queue de billard et en avoir suriné un autre dans un rade du comté de Whatcom. À Walla Walla, cette ordure s’était forgé une solide réputation et une musculature genre sèche et nerveuse — et il avait couvert son corps de tatouages, comme De Niro dans Les Nerfs à vif. De son côté, le père de Johnny était charpentier quand, avec la crise de la construction, il avait dû prendre un emploi à la raffinerie d’Anacortes. Il était dans l’usine Tesoro le jour où a eu lieu l’explosion de 2010. Bilan : cinq morts et deux blessés dans un état critique, victimes de brûlures étendues au troisième degré. Le père de Johnny était l’un d’eux. Depuis, il passait ses journées dans un fauteuil avec une perfusion dans le bras et refusait toute visite. Il n’avait plus de nez et son visage ressemblait à un patchwork ou à un dessin d’enfant. Ils ont un dicton, là-bas, à Anacortes : « Nous ne cuisons pas des cookies, nous faisons bouillir du pétrole. » Quelques mois avant l’explosion, l’usine Tesoro s’était vu infliger une amende de 85 700 dollars pour dix-sept « manquements graves à la sécurité ». Condamnation mystérieusement ramenée à trois violations seulement et une amende de 12 250 dollars peu après.

Avant l’accident, le père de Johnny était une personne affable, un bon voisin et un bon père. À sa sortie de l’hôpital, ce n’était plus le même homme. Il était devenu agressif et — depuis son fauteuil Eames — il passait son temps à maudire son fils et à le traiter de bon à rien. Johnny continuait malgré tout de le soigner et de s’occuper de lui. Parce qu’il n’y avait personne d’autre pour s’en charger : sa mère avait refait sa vie avec un baratineur, un vendeur de bagnoles de Sedro-Wooley.

« Tu l’as vue… sur la plage… Elle… elle était comment ? » a voulu savoir Charlie.

Oh, merde, Charlie ! Pendant un moment, je n’ai rien dit ; je suis resté immobile, les coudes sur la table. Elle était comment ?

« C’était moche, j’ai finalement répondu, très moche…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? a demandé Kayla. Il y a tout un tas de rumeurs qui circulent. »

Je l’ai regardée, mais sans vraiment la voir. Je me suis humecté les lèvres. Je n’avais pas envie d’en parler.

« Elle s’est noyée… Dans un filet de pêche… Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé… Ils ne le savent pas non plus…

— Noyée ? a répété Charlie. Tu crois qu’elle est tombée du ferry, l’autre soir ?

— Ils font semblant de croire qu’elle a peut-être sauté… Volontairement… »

Il y a eu un silence.

« Comment ça : ils font semblant ? a relevé Charlie.

— En vérité, ils pensent que c’est un meurtre. Ils en sont quasiment certains. Et il est probable que l’autopsie le confirmera… », j’ai ajouté d’une voix spectrale.

MEURTRE

Le mot nous a glacés après que je l’eus prononcé. Sa saveur sinistre a installé entre nous un silence accablé, seulement troublé par le léger bourdonnement des réfrigérateurs et le bruit de la pluie. Meurtre. Aucun de nous n’arrivait à se pénétrer de la réalité de la chose. C’était un mot de fiction : un mot pour séries télé, pour romans policiers. C’était comme la mort elle-même : elle restait un concept jusqu’au jour où quelqu’un mourait devant vous — ou jusqu’au jour où vous mouriez vous-même.