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toujours été un conard arogant, il calculé personne

pas de fumée sans feu

Naomi était une meuf géniale. Ça me donne envie de gerber

je le crois pas, les keufs l’ont relaché

arrêtez vos délires merde l’enquête fait que commencer !

vous êtes des abrutis irresponsables

J’ai compté une quarantaine de posts du même acabit avant de dire : « C’est bon, ça suffit. » Johnny s’est empressé d’éteindre. « Bande de connards, a-t-il lâché.

— Tu dois répondre à ces crétins ! a dit Charlie.

— S’il le fait, il est foutu, a dit Kayla.

— S’il le fait pas aussi », a dit Johnny.

Était-ce le début d’une campagne de cyberintimidation ? Cette perspective me terrifiait plus que n’importe quelle menace physique. On a tous en tête ces histoires de collégiens poussés au suicide parce qu’ils étaient gays, différents — ou pas assez méchants pour pouvoir se défendre dans la jungle de leur bahut. Dans la plupart des cas, ceux qui les ont poussés dans la tombe ne ressentent pas la moindre culpabilité ; et eux, me suis-je dit, ne venaient pas de perdre l’être aimé. J’ai soudainement eu conscience d’être infiniment vulnérable, fragile comme une porcelaine en cet instant précis. Comment allais-je pouvoir résister à un tel tsunami de bêtise, de malveillance et de cruauté s’il survenait ? Je me sentais aux abois. Je me suis rappelé avoir lu quelque part qu’un million d’enfants et d’adolescents avaient été harcelés, menacés, avaient fait l’objet de commentaires haineux ou été soumis à d’autres formes d’intimidation et de cruauté sur Facebook l’année passée. Les discours de haine se propageaient comme la flamme sur l’essence au sein du réseau social.

J’ai cherché leurs regards dans l’obscurité. J’étais terrifié.

« J’ai peur », ai-je dit.

Ma voix avait tremblé. Kayla s’est penchée en avant, les coudes sur la table, soudain radoucie, et elle a pris mes deux mains dans les siennes. Les a pressées.

« On est là…

— On sera toujours là, mec, a renchéri Johnny. Les autres, on s’en tape, pas vrai ?

— Mon semblable, mon frère, a répété Kayla.

— À partir de maintenant, on doit s’organiser, a décrété Charlie. On doit faire gaffe à tout ce qu’on dira aux autres, à tout ce qu’on fera. Aujourd’hui, c’est Henry qui est dans l’œil du cyclone, mais peut-être que demain ce sera nous. Et il faut aussi faire gaffe avec les textos et les téléphones. Ces enfoirés de flics pourraient très bien mettre Henry sur écoute. À partir de ce soir, tout ce qu’on a à se dire, on se le dit de vive voix, pigé ? »

On a tous opiné.

« On se retrouve demain, ici, à 17 heures. Démerdez-vous pour quitter plus tôt. »

Puis Charlie a passé un bras autour de mes épaules, et il m’a serré contre lui. J’ai vu leurs regards sur moi et je me suis senti entouré, aimé. J’ai senti la chaleur de cet amour sans arrière-pensées qui n’existait qu’entre nous ; il est passé d’eux à moi comme un courant électrique. J’étais vivant et je n’étais pas seul, contrairement à ce que j’avais pensé. « T’en fais pas, mec : ils vont pas réussir à nous baiser, a dit Charlie. C’est la vie. Elle est cruelle, elle est injuste. Mais nous, on est des frères, pas vrai ? Nous, on est une famille. »

On a tous acquiescé.

« Une vraie famille… », a-t-il ajouté, faisant sans doute référence à la sienne.

Il y avait des mois que l’un d’entre nous n’avait pas prononcé phrase semblable. Nous étions parvenus à un âge où l’expression de tels sentiments nous aurait paru un peu ridicule, où on aurait eu honte de les étaler de la sorte. Mais pas ce soir. Ce soir, nous étions de retour au bord de la rivière et nous avions de nouveau treize ans — frères, et sœur, et famille… unis comme les doigts de la main. Ce soir, nous croyions à nouveau aux chimères de l’enfance, aux vampires et aux loups-garous. Ce soir, Naomi était de nouveau parmi nous.

En cet instant, il m’est venu une pensée bizarre : j’avais douze ans quand je suis devenu leur ami, et des amis comme ceux-là — des amis comme on s’en fait à cet âge —, j’ai su que je n’en aurais jamais plus. Dussé-je vivre cent ans…

12.

Insomnie

J’ai fait la route du Ken’s Store & Grille à la maison dans un état semi-comateux. En même temps, mon humeur oscillait entre l’envie d’aller sur-le-champ jeter un coup d’œil à la bicoque de ce salopard de Jack Taggart et le découragement à l’idée qu’on ne trouverait rien, qu’avec son passé — même si c’était lui — il ne serait pas assez con pour avoir laissé la moindre trace.

J’avais piqué une bière Alaskan dans l’une des vitrines et je picolais en conduisant, le regard posé sur le ruban de route qui défilait dans la lueur des phares, avec la double ligne jaune au centre et les arbres illuminés sur les côtés, qui m’évoquaient une haie d’honneur pour le pauvre petit fiancé éploré : Bou-hou-hou-hou, les gars ! Voyez, c’est lui : pauvre-pauvre-petit-gars ! Bou-hou-hou-hou-hou…

N’empêche qu’il est quand même chelou, non ? Un mec élevé par deux goudous… Toujours été un connard arrogant… il calculait personne… Pas de fumée sans feu…

Ainsi parlaient les érables et les sapins baumiers, sur le bord de la route. Les commentaires sur la page Facebook me hantaient.

Il ne pleuvait plus et, bizarrement, la chaussée paraissait déjà sèche, en dépit de quelques écharpes de brouillard ici ou là qui flottaient au ras du bitume et se déchiraient dans le halo des phares. La nuit était très noire au-delà. Je me demandais si, perdu dans mes pensées, je n’avais pas loupé l’embranchement d’Ecclestone Road quand j’ai aperçu une silhouette, au bout de la ligne droite, qui traversait la route. On en voyait souvent par ici : des chevreuils ou des sangliers, raison pour laquelle on roulait mollo et pourquoi certains avaient des pare-buffle à l’avant de leurs 4 × 4. Mais ce n’était pas un chevreuil, cette fois, et mon sang n’a fait qu’un tour. Cette silhouette-là m’était incontestablement familièreDu calme, ai-je dit à mon cœur qui s’emballait un peu trop. On a tous vécu ça : cette impression de reconnaître quelqu’un de dos dans une foule — et, quand la personne se retourne, on se demande comment on a pu se fourvoyer à ce point. Le cerveau est un vilain farceur — et parfois notre ennemi.

Vilain farceur

Mais mon cœur battait la chamade en roulant vers l’apparition et, quand elle s’est enfoncée dans les fourrés à gauche, j’étais convaincu que c’était elle… J’ai pilé à la hauteur où elle avait disparu et j’ai aperçu une ombre pâle s’enfuyant dans les bois. Elle ne portait qu’une très légère robe blanche qui voletait en laissant voir ses mollets et ses pieds nus.