J’ai ouvert la portière et je suis descendu.
« Naomi ! »
Elle a paru s’arrêter un instant, puis elle a repris sa course. Je me suis lancé à sa poursuite. « Naomi, c’est moi ! » En bondissant dans les fourrés seulement éclairés par la clarté de mes phares et en sautant par-dessus les branches et les troncs couchés, j’ai repensé au cadavre sur la plage, à ses cheveux bruns, mais aussi à son visage déformé par les hématomes et les plaies ouvertes — presque… méconnaissable.
« Naomi ! »
J’ai bondi, couru ; les fourrés, les branches tentaient de me retenir, puis l’espace s’est dégagé, il n’y a plus eu que de hauts fûts droits et un sous-bois plus aéré et j’ai accéléré. Je gagnais du terrain. Puis, d’un coup, elle a disparu. La pleine lune baignait l’endroit d’une lumière poudreuse, éthérée, mais elle demeurait invisible. Je me suis avancé. Un hibou a hululé. J’ai fait le tour d’un hêtre et elle était là — assise sur la mousse, le dos appuyé contre le grand tronc cylindrique et rugueux.
J’ai sursauté.
« Naomi ! C’est toi ?
— Va-t’en, Henry, a-t-elle dit. Va-t’en…
— Naomi, qu’est-ce que tu fais là ?
— Va-t’en, je te dis. »
Ses yeux voletaient en tous sens, incapables de se fixer.
« Mais alors, qui est-ce qu’ils ont trouvé sur la plage ?
— Quelqu’un qui me ressemble.
— Pourquoi tu n’es pas allée à la police ?
— Je ne leur fais pas confiance, il y a quelqu’un parmi eux dont il faut se méfier.
— Et tu te méfies de moi aussi ? »
Elle m’a souri, mais c’était un sourire piteux, maladroit. Triste. Elle avait l’air effrayée. Plus que ça : terrifiée. Ses genoux étaient repliés contre elle, son cou gonflé, et on y distinguait des traces bleues — comme la brûlure d’une corde ou comme si de gros doigts avaient cherché à l’étrangler.
Elle respirait très vite. Sa poitrine se soulevait et j’ai vu ses tétons durcis par le froid à travers le fin tissu de sa robe. À ma grande honte, j’ai senti que je bandais. Pas une banale érection : un vrai manche de pioche coincé dans mon jean.
Soudain, elle a sursauté et ses yeux blancs se sont exorbités. J’ai vu sa bouche noire s’ouvrir de terreur.
Je l’avais entendu aussi…
Quelque chose se rapprochait dans les bois. Quelque chose de gros. Plus lourd qu’un homme. Un ours ? Il y avait bien des ours noirs dans les montagnes, sur le continent, mais pas dans l’île. Et c’était trop gros pour être un daim.
« C’est moi qu’il cherche, pas toi, a-t-elle dit. Va-t’en, ou il va me repérer à cause de ton odeur. Va-t’en !
— Non, je ne partirai pas sans toi. »
Mais j’avais très envie de lui obéir et de prendre la poudre d’escampette, en vérité. Le bruit a retenti de nouveau. Beaucoup plus près. Un énorme froissement de feuilles et de branches. J’ai regardé autour de moi mais je ne voyais rien, à part les troncs droits, les sous-bois vides et le clair de lune.
J’avais si peur que j’aurais pu me pisser dessus.
« HENRRRYYYY ! » a-t-elle hurlé à l’instant où un filet de pêche s’abattait sur moi.
Je me suis réveillé en nage, dans ma chambre, et il m’a fallu un moment pour recouvrer un semblant d’assurance et apaiser les battements de mon cœur. La lueur du phare allait et venait. Une pluie lourde continuait de noyer le monde de l’autre côté de la fenêtre. Il n’y avait que dans mes rêves qu’il ne pleuvait pas. Et il n’y avait que là qu’elle était vivante.
13.
Onze jours plus tôt
Jay avait envie d’un cigare. Plus de cinq heures qu’il n’avait pas fumé. Mais il était enfermé ici. Dans une pièce sans fenêtre d’un bâtiment en béton qui en comportait fort peu.
WatchCorp Security occupait quatre étages d’un immeuble qui faisait tout pour ne pas attirer l’attention, si ce n’est par le nombre inhabituel de caméras de surveillance et la hauteur de la clôture grillagée qui entourait son parc de stationnement, à huit cents mètres du carrefour entre le Baltimore-Washington Parkway et la route 32 de l’État du Maryland. Autrement dit, à en croire un ancien responsable du renseignement américain, « la plus forte concentration de cyberpouvoir de la planète ». Le parc d’activité qui s’étendait à proximité n’abritait pas des sièges de banques, de compagnies pétrolières ou de constructeurs automobiles, mais les principaux sous-traitants de la NSA, l’Agence nationale de sécurité. Le siège de WatchCorp était comme les autres peuplé de jeunes informaticiens habillés de façon décontractée mais aussi d’anciens responsables gouvernementaux en costumes. Outre leur expertise, ils permettaient à la firme — par les relations qu’ils conservaient dans les hautes sphères — de s’assurer que la politique du gouvernement en matière de surveillance continuait de s’infléchir dans le bon sens. L’après-11 Septembre avait vu une explosion des ressources consacrées à la surveillance, et une bonne partie de ces fonds étaient passés directement des poches du contribuable aux comptes en banque d’hommes tels que Grant Augustine.
Le téléphone sonna sur le bureau et Jay fronça les sourcils. Personne n’était censé l’appeler ici.
« Non, je ne suis pas M. Joseph Turner, répondit-il. Non, je ne sais pas quel est son numéro. Non, j’ignore où vous pouvez le joindre… »
Raccrochant violemment, il se leva, fit quelques pas autour de l’unique table et s’étira — ses mains pouvant presque toucher les murs de chaque côté. Ses yeux étaient rougis à force de fixer des lignes en petits caractères sur un écran. Il sortit de la pièce, remonta le couloir jusqu’au distributeur de boissons et se servit un Coca bien frais.
De retour dans le petit bureau, il déboutonna le col de sa chemise et se pencha de nouveau sur le moniteur. Son visage éclairé par le halo de l’écran se fendit d’un sourire. Dix ans auparavant, le pouvoir qu’il détenait ici n’existait que dans les films et les romans de science-fiction. Depuis son poste de travail, Jay avait tout simplement accès à la vie de n’importe quel citoyen connecté de la planète — ou possédant un téléphone. Il était Dieu. Dieu s’appelait Jay — ou n’importe lequel des employés de cette foutue firme. Généralement jeunes, ayant souvent connu l’échec scolaire mais développé des compétences informatiques remarquables. Le fantasme de tous les pouvoirs au cours des siècles — celui de l’omniscience — était sur le point de devenir réalité grâce au progrès technologique.
Cela se passait ici et maintenant. Dans un périmètre de quelques kilomètres carrés, au sein d’une poignée d’entreprises qui se consacraient toutes, pour le compte du gouvernement américain, à la surveillance de ce que le reste de l’humanité disait, faisait ou pensait.
salut, je suis DIEU
non, c’est moi DIEU — et vous qui êtes-vous ?
vous devriez le savoir si vous êtes DIEU
en effet, je le sais : vous êtes DIEU
Une des blagues récurrentes qu’on entendait autour des machines à café. Jay était trop vieux — et trop ringard — pour frayer avec ces gamins. Il n’avait aucune compétence informatique particulière et encore moins envie de discuter des dernières applications de l’iPhone 5s ou du prochain Star Wars. Il savait juste se servir des programmes qu’on mettait à sa disposition — comme X-KEYSCORE, qui permettait de surveiller une cible donnée : le contenu de ses mails, l’historique de ses recherches, ses navigations sur le Web, son activité sur les réseaux sociaux, et autorisait même le monitoring en temps réel de n’importe quel quidam en ligne dans le monde entier, comme s’il se trouvait dans la même pièce, penché par-dessus son épaule.