Seigneur, Jay avait grandi à une époque où les téléphones portables et les ordinateurs domestiques n’existaient même pas. Il était à la fois fasciné et terrifié par la quantité d’informations qu’une boîte comme WatchCorp détenait sur la vie privée de milliards d’individus.
Que se passerait-il si ce pouvoir tombait un jour en de mauvaises mains ? Il ne lui était pas venu à l’idée que c’était peut-être déjà fait.
Il fixa l’écran, où s’affichaient les données démographiques de l’archipel :
Population totale : 16 409
Hommes : 8 056
Femmes : 8 353
Moins de 18 ans : 3 296
Race blanche : 12 323
Noirs ou Afro-Américains : 1 649
Indiens ou natifs d’Alaska : 148
Asiatiques : 591
Natifs d’Hawaï ou d’autres îles du Pacifique : 16
Hispaniques ou Latinos : 1 682
Jay entra deux chiffres pour afficher de nouvelles données :
Âgés de 16 ans : 193
Il effectua quelques manipulations supplémentaires et le résultat suivant s’afficha :
Âgés de 16 ans, race blanche, hommes : 68
Jay fixa longuement ce nombre. Réfléchit. Tapa une autre requête.
Âgés de 15-16-17 ans, race blanche, hommes : 167
Il s’enfonça dans son fauteuil, les mains derrière la nuque. Qui sait si Meredith n’avait pas changé son âge — tout comme elle avait forcément changé son nom. Il pianota encore. Les cent soixante-sept noms apparurent. En face de chacun : un numéro de téléphone. Un coup d’œil à l’horloge : presque 13 heures. Il en avait encore pour plusieurs heures. Il parcourut lentement la colonne de noms — une fois, deux fois —, mais aucun ne lui était familier. Jay lança une impression, puis il mit en route PROTON, un programme de collectes des métadonnées, sur les numéros qui s’affichaient. Pour des gens comme Jay, les métadonnées — c’est-à-dire les données relatives à un appel téléphonique : qui appelle qui ? quand ? combien de temps ? où ? —, c’était le pied. Elles présentaient autant d’intérêt sinon plus que le contenu des conversations elles-mêmes. Imaginez un homme marié qui reçoit tard le soir un appel d’une femme autre que la sienne, une jeune femme qui a joint le même jour son gynécologue, sa meilleure amie et une clinique spécialisée dans les avortements. Nul besoin du contenu des conversations pour avoir une idée de toute l’affaire.
Parallèlement, Jay lança une recherche d’antériorité : grâce aux gigantesques capacités de stockage de la NSA, il aurait non seulement accès aux métadonnées en temps réel mais également à celles des années passées. Les métadonnées collectées par l’Agence nationale de sécurité et par ses sous-traitants comme WatchCorp finissaient stockées dans deux bases de données : Marina et Mainway, la première renfermait le trafic Internet, la seconde était capable de stocker jusqu’à 1,1 milliard d’enregistrements téléphoniques/jour. Dans le budget secret des agences de renseignements, des centaines de millions de dollars étaient versés chaque année aux géants privés des télécommunications.
Tous les numéros écoutés commençaient par l’indicatif 360 — qui correspond à la partie occidentale de l’État de Washington hors la ville de Seattle —, mais la requête officielle de Jay mentionnait que le pays ciblé était la Hongrie, dont le code international est le 36. De la sorte, s’ils se faisaient prendre, ils invoqueraient une simple erreur de manipulation. La loi FISA (Foreign Intelligence Security Act) de 2008, qui protégeait la vie privée des citoyens américains, n’autorisait à contrôler le contenu des communications d’un de ces citoyens que si ce dernier entrait en contact avec un ressortissant étranger préalablement identifié comme une menace pour la sécurité du pays. Précaution superflue, Jay le savait. Dans les faits, il n’y avait pas une chance sur un million que quelqu’un vînt fourrer le nez dans leurs affaires : la cour fédérale FISA avait été créée en 1978 par le Congrès américain pour éviter les abus dans la surveillance électronique. Cette cour était l’une des institutions les plus secrètes du pays et ses arrêts étaient tous classés « ultraconfidentiel ». Jay savait qu’elle n’était là que pour rassurer l’opinion et qu’elle n’exerçait aucun contrôle sérieux. Au cours des six années écoulées, elle n’avait pas rejeté une seule requête formulée par les services de renseignements.
Quant à expliquer pourquoi il surveillait des ados sur une poignée d’îles, il avait inventé de toutes pièces une menace émanant de teenagers fans d’Unabomber qui avaient téléchargé des recettes de bombes sur Internet. C’était le truc chouette avec le mot « terrorisme » : il était bien plus efficace qu’« abracadabra » pour faire sortir un méchant de votre chapeau.
Il continua de croiser des informations pendant plus d’une heure : garçons entre quinze et dix-sept ans vivant avec une mère seule (mais Meredith s’était peut-être recasée, auquel cas il se demanda si elle avait parlé de son passé à son nouveau mari : Jay en doutait), garçons non natifs des îles mais arrivés au cours des seize années précédentes (mais il manquait de données pour les années les plus lointaines), etc. Il entrait les résultats dans des diagrammes pour avoir une vue synoptique des choses. Il passa une heure supplémentaire à examiner les métadonnées des cent soixante-sept numéros cibles, essayant de les interpréter, de détecter une anomalie, un schéma récurrent — mais il y avait trop d’informations à absorber d’un coup. Il faudrait qu’il y revienne, encore et encore, avant que certaines récurrences commencent à lui sauter aux yeux. Les impressions papier allaient dans une chemise estampillée SAR (Special Access Required) suivi du nom qu’il avait choisi pour le programme : « Poussin ». Bien entendu, il allait aussi faire appel à PRISM, le programme phare de l’Agence, collectant courriels, fichiers, photos et vidéos en ligne, de même que tout statut, message, commentaire laissés sur les réseaux sociaux.
C’était l’avantage d’avoir des ados pour cible, songea-t-il : Internet était le centre de leur monde. Contrairement aux gens de sa génération, il ne constituait pas pour eux un domaine périphérique, mais bien le cœur de leur activité, de leurs affects et de leur existence. L’endroit où tout se passait, où ils se confiaient, se faisaient de nouveaux amis, stockaient leurs infos les plus personnelles et se mettaient à nu.