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Je me suis arrêté à un mètre de mon casier.

Il y avait un mot dessus.

J’ai retenu mon souffle. J’hésitais à aller plus loin, puis je me suis penché pour lire :

Viens me voir dans mon bureau. Lovisek.

J’ai arraché le mot.

Me suis retourné.

Les regards étaient toujours sur moi. En filant tête baissée vers le bâtiment de l’administration, j’ai de nouveau aperçu des journalistes, cette fois massés sur le parking du lycée, et je me suis dit qu’ils n’auraient pas de difficultés à trouver des volontaires pour leur quart d’heure de célébrité.

Jim Lovisek est plutôt cool comme proviseur. Je parle de son aspect extérieur parce que, pour le reste, il n’hésite pas à sanctionner durement les comportements répréhensibles. Il mesure plus d’un mètre quatre-vingt-dix, ressemble à un Viking coiffé d’une épaisse tignasse blonde que je n’ai jamais vue autrement qu’ébouriffée ; des traits grossiers mais un franc sourire sous une moustache fournie qu’il n’a rasée qu’une seule fois — et tout le bahut a été plus choqué que s’il s’était présenté à poil. Du reste, peut-être que lui aussi l’a été, car il n’a jamais recommencé. Il connaît chacun des trois cents élèves du lycée. Et il est le premier à venir assister aux matches de nos équipes.

Ce matin-là, il affichait une mine sinistre quand je me suis pointé dans son bureau exigu et il m’a montré l’unique chaise sans un mot.

Pendant un moment, lui et moi, nous sommes restés sans parler. Mon regard s’est égaré sur l’affiche d’un vieux film des années 80 : Le Proviseur. On y voit James Belushi défoncer les portes d’un collège avec sa moto. La légende dit : Collège recherche proviseur. Formé à tous les sports de combat. Bon tireur. Aimant les jeunes. Jim Lovisek aussi a une moto.

Puis il a dit, avec une touchante sincérité :

« Henry, je suis vraiment désolé pour Naomi. Merde, je sais combien vous étiez proches. Cette histoire, j’en suis malade, ouais. »

Je l’ai considéré, surpris.

Je ne l’avais jamais entendu employer un tel langage devant un élève auparavant.

« Hier, a-t-il enchaîné, tu as quitté le lycée sans prévenir personne. Et tu n’as pas répondu à mon message… Tout comme tes amis. C’était à cause de Naomi, n’est-ce pas ? »

J’ai fait oui de la tête.

« D’ordinaire, ce genre de comportement est… mais bon, on oublie ça, d’accord ? Est-ce que tu te sens d’attaque ? Parce que si tu préfères prendre un jour ou deux… »

J’ai repensé à tous ces regards et j’ai fait signe que non. Je ne voulais pas avoir l’air encore plus coupable.

« D’accord. Tu peux retourner en classe, dans ce cas… Mais sache que si tu as besoin de quelqu’un à qui parler, je suis là, OK ? Je te demande d’y réfléchir. Et… (Il s’est éclairci la gorge avant de continuer.) Quelqu’un m’a informé pour cette saleté qui circule sur la Toile. Je suppose que tu es au courant. Nous avons prévenu la police… Et aussi le réseau social. La page devrait être supprimée très vite. Enfin, j’espère… »

Il s’est levé et m’a mis une de ses grosses pattes sur l’épaule en me raccompagnant jusqu’à la porte — qui était pourtant à moins de deux mètres de ma chaise. Les couloirs étaient déserts, tout le monde était entré en classe, et je me suis dirigé vers celle d’études sociales sans me presser.

Je n’ai pas réussi pas à me concentrer. Mon esprit était glissant. Rien ne parvenait à s’y accrocher. Je dérivais loin du lycée. Des images de Naomi surgissaient et s’enfuyaient, comme des bouts de bois flottant sur la mer. Je sentais des regards sur moi, y compris celui de la jeune prof d’études sociales. Puis est venue l’heure de la cafèt’. De nouveau, les regards… Nous nous sommes retrouvés à notre table habituelle, le meilleur moment de la journée en temps normal — mais, soudain, nous avons fixé la chaise vide et c’était couru : plus personne n’a eu faim.

« Fait chier », a simplement laissé tomber Charlie.

Et pourtant, ce chagrin-là, me suis-je dit, incliné sur mon assiette, c’était encore Naomi en nous. Ce qui me terrifiait, c’était que même cette présence-là allait disparaître. Elle s’allégerait de jour en jour, la douleur deviendrait progressivement moins atroce ; je me remettrais à vivre, doucement au début, comme un grand convalescent, il y aurait de nouveau des moments de joie, de l’envie, de l’espoir — peut-être même une rencontre —, et Naomi s’enfoncerait lentement dans le passé. Au début, son souvenir ressurgirait fréquemment. Affreusement net. Au détour d’une phrase, d’une silhouette qui lui ressemblerait dans la rue, d’une chanson entendue à la radio. Son visage, sa voix, son sourire… L’espace d’une minute, je connaîtrais de nouveau la morsure d’un chagrin insoutenable. Et puis, ces moments eux-mêmes se feraient de plus en plus distants. Et, un beau matin, dans deux ans ou dans dix, je l’aurai oubliée. Naomi ne sera plus qu’un prénom dans nos esprits. Un fantôme.

Lointaine et inaccessible.

Définitivement morte.

C’est ça le plus intolérable.

J’ai traversé cette journée comme un bateau qui a rompu ses amarres, évoluant dans une sorte de brouillard, léchant mentalement mes plaies, me demandant quelle divinité perverse a pu faire de la vie ce jeu aux règles faussées d’avance, quand — en remontant le couloir qui longe le gymnase — j’ai été happé par une main qui m’a tiré à l’intérieur.

« Viens là. On a à causer », a dit la voix de Shane Cuzick dans mon oreille.

Plusieurs paluches m’ont soulevé de terre jusqu’au milieu du gymnase. J’ai jeté un coup d’œil inquiet autour de moi : il était désert. Personne près des agrès, des barres parallèles et des lourds médecine balls attendant, inertes, de torturer quelque garçon aussi rétif que moi à l’exercice physique.

« Qu’est-ce que vous voulez ? ai-je dit.

— Du calme, a fait Ryan McKeon, l’âme damnée de Shane, qui a la peau grêlée et plein de boutons d’acné à vif.

— Calme-toi, OK ? a dit Shane alors que je n’avais encore rien fait.

— Calme, a dit Paulie Wilson — mais quand le sadique du lycée vous invite à vous calmer, je vous jure que vos pulsations ont plutôt tendance à s’accélérer. T’en fais pas, mauviette. On n’est pas là pour te faire du mal, p’tit con. »

Je me suis demandé si c’étaient eux qui avaient créé la page Facebook — et qui m’avaient envoyé ce message. Possible. Mais ils étaient plutôt du genre à assumer leurs actes, en général — il fallait leur reconnaître ça —, et ils l’auraient probablement signé.

« Hé, l’insecte ! a dit Ryan. C’est toi qui l’as tuée ?

— Du calme, les mecs », les a tempérés Cuzick.

Ryan m’a fixé, puis il a secoué la tête d’un air profondément dégoûté.

« Tu devrais te présenter aux élections », a raillé Shane sans la moindre joie — et j’ai compris qu’il faisait allusion à la page Facebook. J’ai senti une colère sourde chasser ma peur, mais toutes deux étaient amorties par le chagrin, qui rendait toute chose vaine.