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« Naomi, a-t-il commencé d’une voix très froide, je l’aimais beaucoup, tu sais. Une sacrée meuf, c’était… Tu vois, j’ai jamais compris pourquoi elle traînait avec votre bande de petits pédés. »

Shane s’est mis à tourner lentement autour de moi.

« J’ai jamais compris non plus ce qu’elle te trouvait. Mais, tu vois, je respecte. C’est toi qu’elle avait choisi, alors, OK, bon, je respecte. Je me dis : Naomi, elle sait ce qu’elle fait, sûr. Parce que… tu vois… j’avais beaucoup de respect pour elle, tu comprends ? Ouais… Et ça me déglingue, putain, ce qui lui est arrivé. » J’entendais à sa voix qu’il jouait les durs devant ses potes, mais qu’il devait arracher chaque mot prononcé à sa propre douleur. « Ça me fout la rage, je te jure. »

Cuzick a un visage trompeur : un visage d’ange. De longs cils presque féminins, une bouche délicate, un regard de biche — même si personne au bahut ne serait assez fou pour lui faire remarquer qu’avec une perruque et un peu de maquillage, il pourrait brancher n’importe quel client de prostituée. Mais je l’ai déjà vu péter les plombs. J’ai vu sa physionomie changer, comme si un nuage venait de passer devant le soleil et d’assombrir un paysage jusque-là idyllique ; j’ai vu ses traits se déformer sous l’effet de la colère et son regard devenir aussi noir et mat que celui d’un squale. Croyez-moi : vous n’avez pas envie de voir ça.

Or ce nuage, il était là en cet instant.

« Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? » j’ai dit, et ma pomme d’Adam a fait un aller-retour.

Il m’a toisé. On aurait vraiment dit qu’il voulait m’ouvrir la gorge à mains nues.

« Pourquoi tu t’es pris la tête avec elle sur le ferry ? »

J’ai écarquillé les yeux.

« Hein ? Comment tu sais ça ?

— Shanna vous a vus par les fenêtres… »

Cette salope de Shanna McFaden, ai-je pensé.

« Ça ne te regarde pas, j’ai dit.

— C’est toi ? » a-t-il grincé, les dents serrées.

Je n’ai rien répondu.

« Hé, on te cause ! a gueulé Paulie.

— La ferme, Paulie, a dit Cuzick. Je t’ai posé une question, Walker. Tu la trouves trop compliquée ?

— NON. Non, c’est pas moi, pauvre débile ! Pourquoi j’aurais fait ça ?

— Pourquoi je te croirais ?

— Rien à foutre que tu me croies ou pas, rien à branler… »

Ryan et Paulie n’en sont pas revenus ; je le voyais à leurs yeux tout ronds.

« Qu’essssseee-t’as dit, l’insecte ? a sifflé Paulie.

— La ferme, putain ! » a répété Shane.

Il m’a fixé intensément.

« Et qu’est-ce que tu vas faire ?

— Quoi ?

— Tu comptes rester là les bras ballants ?

— Non.

— Je t’écoute…

— Quoi ? Va chier ! En quoi ça te regarde ?

— Henry, je t’écoute… qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Il y avait une nuance de menace dans sa voix — mais aussi, m’a-t-il semblé, une tentative de rapprochement.

« Je vais retrouver celui qui a fait ça », j’ai dit.

Ricanement des deux larbins.

« Ah ouais ? a fait Shane, mais il n’y avait pas une once de sarcasme dans sa voix à lui. Et comment tu vas faire ça ?

— J’en sais rien… Il faut reconstituer ce qui s’est passé cette nuit-là, sur le ferry, pour commencer… Après, on verra où ça nous mène…

— Je veux t’aider, a-t-il soudain déclaré.

— Quoi ?

— Naomi, c’était mon amie. Je veux t’aider à choper le fils de pute qui a fait ça. »

Je n’ai rien répondu.

« T’es au courant que t’as un mobile ? a-t-il ajouté. La police ne le sait peut-être pas encore, mais ils vont pas tarder à le découvrir… »

Mon estomac s’est retourné.

« Un mobile… lequel ? »

Il s’est approché de moi et a murmuré à mon oreille : « Elle voulait te quitter… »

Un essaim d’abeilles dans mes tympans, j’ai cligné des yeux.

« Q… q… quoi ? Elle te l’avait… dit ?

— Non. Pas directement… pas comme ça… C’était pas son genre, tu le sais bien : elle t’en aurait parlé d’abord… Mais elle avait des doutes, c’est clair…

— Des doutes sur quoi ?

— Sur votre relation. Sur… toi. On en a parlé une fois… » Il a hésité, m’a lancé un coup d’œil sincèrement embarrassé. Je me suis demandé si c’était vraiment Shane Cuzick — le Shane Cuzick — qui était en train de me parler comme ça. J’ai senti les muscles de mes jambes se mettre à trembler. Il s’est retourné vers ses deux âmes damnées.

« Tirez-vous, leur a-t-il dit. Faut qu’on parle, Henry et moi.

— Putain, Shane…

— Tirez-vous ! (Puis il a pivoté vers moi.) Si vous enquêtez, je veux participer. Demande-moi n’importe quoi, OK ? À partir de maintenant, je suis des vôtres, Henry. Enfonce-toi bien ça dans le crâne. »

« On est bien d’accord ? a commencé Charlie à bord du ferry. (Il nous a regardés l’un après l’autre.) Johnny et Kayla, vous restez à la terrasse du Blue Water et vous surveillez toutes les bagnoles qui descendent des ferries. Henry et moi, on s’occupe du reste… Dès que vous voyez Taggart, vous nous prévenez.

— T’es sûr que le réseau passe derrière la montagne ? s’est enquis Kayla d’une voix pas franchement rassurée.

— On vérifiera dès qu’on y sera…

— Et s’il passe pas ? »

Charlie n’a pas répondu. Il a tourné son regard vers le hublot strié de pluie. Ce soir-là, comme souvent l’hiver, les îles disparaissaient dans la grisaille et la nuit qui tombait déjà. Il était à peine 16 heures. Nous avions tous invoqué le besoin d’être seuls et de nous recueillir pour fuir les activités physiques de l’après-midi. Aucun prof n’avait eu le front de refuser.

Les lumières d’East Harbor se rapprochaient.

On n’a plus dit un mot jusqu’au moment où on a rejoint les voitures. Sur la terre ferme, les flashes de la presse nous ont de nouveau accueillis, en moins grand nombre cependant : seuls deux cars de régie stationnaient encore sur le parking des ferries. Johnny a garé son pick-up près du Blue Water, devant le magasin de souvenirs et de fringues, et Kayla et lui sont descendus. J’ai abaissé ma vitre et on a vérifié qu’aucun des véhicules qui nous dépassaient n’était celui de Taggart.

« Vous êtes sûrs de vouloir y aller ? » a dit Kayla.

Charlie s’est penché pour la regarder par-dessus mes mains posées sur le volant et il a hoché la tête.

« Allons-y », a-t-il dit.

Je leur ai fait un signe et j’ai hissé la vitre. Puis on a démarré. On a remonté Main Street, tourné à droite dans Eureka Street et on a quitté East Harbor par le nord. Ni Charlie ni moi ne parlions. Je savais que nous étions pareils : plus le but se rapprochait, plus la trouille mixait nos estomacs, comme des fruits dans un blender. J’ai quitté la route des yeux pour lui lancer un coup d’œil à la dérobée : il fixait le pare-brise d’un air sombre et concentré, la lèvre inférieure en avant — ce qui était toujours chez lui un signe de concentration, de colère ou d’inquiétude.

« Merde, a-t-il finalement lâché, comment tu te sens ?

— Pas terrible.

— Tu veux toujours le faire ? »

J’ai deviné qu’il était tiraillé entre deux sentiments contradictoires : d’un côté, il voulait aller jusqu’au bout ; de l’autre, il espérait que j’allais me dégonfler, ce qui lui fournirait une excuse pour renoncer.